IX. — DES TRANSPORTS EN COMMUN.
L’Empire romain, en dépit de ses habitudes administratives, et peut-être précisément à cause d’elles, ignora l’art d’expédier les affaires. Les régions diverses du monde méditerranéen avaient beau ne plus former qu’un seul État : le cours de la vie générale et le règlement des intérêts naturels souffraient de lenteurs incroyables, qu’aurait aisément évitées une autorité plus réfléchie, moins routinière, moins encombrée de bureaux, moins absorbée en la jouissance de ses propres droits.
Ce qui manquait à ces routes de mer, de rivière et de terre, c’était un système de transports en commun, pour les hommes et pour les marchandises, avec départs périodiques et prix convenus. Une pareille chose nous paraît fort simple[136], et on a le droit de s’étonner que la pensée n’en ait point surgi dans cet immense Empire, où les besoins et les richesses des hommes dépendaient à demi de voyages et de trafics, où un réseau de routes parfaites, contrôlées par une loi unique et souveraine, se prêtait à merveille à des mouvements réguliers d’échanges et de correspondances.
Les empereurs installèrent bien une poste à chevaux, avec cavalerie de relais, bêtes de renfort, voitures, postillons et courriers. Ce fut une administration fort compliquée, avant bureaux centraux dans les métropoles de provinces, et partout chefs de services et employés de tout rang. Mais l’usage de cette poste était réservé aux fonctionnaires et aux messagers du prince[137].
Les particuliers n’attendaient rien, sur les routes, que de leur initiative ou d’un hasard heureux. Il arrivait souvent que l’État devait faire comme eux, guetter une occasion pour transporter ses hommes : quand il s’agit d’envoyer à Rome saint Paul, qui en avait appelé au tribunal de l’empereur, on profita du passage d’un navire alexandrin pour l’embarquer, lui et quelques codétenus, sous la garde d’un centurion[138]. Chacun s’ingéniait de son mieux pour organiser un voyage. Les plus riches trouvaient sans peine au départ voitures et chevaux, et des entreprises privées leur fournissaient en cours de route les relais utiles[139]. Les plus pauvres allaient à pied ou étaient pris en surcharge par un voiturier obligeant[140]. Beaucoup s’entendaient et louaient en commun les véhicules nécessaires[141]. Pour les marchandises, on procédait par groupages sur charrettes ou sur navires[142]. Pour les lettres, on s’en remettait à des complaisances, à moins qu’on ne pût se payer le luxe de messagers spéciaux ce qui était le cas des cités importantes, qui avaient leurs équipes de courriers[143].
L’existence de grandes confréries marchandes, de corporations de bateliers et de camionneurs, de puissantes maisons d’armement, remédiait dans une forte mesure au manque de services publics[144]. À Arles, les collèges des nautes de la mer[145] organisaient les échanges sur la Méditerranée ; à Lyon, ceux des nautes de la Saône et du Rhône se partageaient les transports sur les deux rivières ; les nautes parisiens de Lutèce s’occupaient de la Seine et sans doute aussi de ses affluents
Car ces différentes sociétés s’étaient réparti entre elles les grandes routes de la Gaule, routes de terre comme de rivières, de, façon à ne point se faire concurrence et à assurer plus rapidement, d’une province à l’autre, le transit des marchandises. Ce vocable de nautes n’indique en réalité qu’une partie de leur activité. Les nautes se chargeaient, le cas échéant, des transports par terre : ceux de la Saône, par exemple, avaient dans leurs attributions un service de charroi ou de portage par les seuils de la Bourgogne, entre les ports de la rivière et ceux de la Loire ou de la Seine.
Très riches, possédant des immeubles, des navires et des entrepôts, composées de noms connus et estimés, ces sociétés ou ces maisons offraient au commerce les garanties désirables d’exactitude et de sûreté. L’État et les villes leur accordaient certains privilèges. En échange, les administrations s’adressaient à elles pour le transport des matériaux ou des marchandises destinés aux services publics. Les nautes, à Lyon et à Arles, sont de vraies puissances, à peine inférieures aux corps municipaux, ce qui est aujourd’hui la situation des chambres de commerce à Lyon, à Bordeaux ou à Marseille ; et l’empereur Tibère lui-même ne dédaigna pas d’admettre un jour en sa présence les délégués des nautes de Paris[146]. Les routes de la Gaule avaient en eux, au-dessous de l’empereur, leurs maîtres locaux ; et telle fut l’importance de ces routes, l’activité de leur vie, que ces maîtres, patrons de rouliers ou armateurs de navires, devinrent, dans les villes et les campagnes, des manières de grands seigneurs. On leur dressait des statues, ils distribuaient des présents au peuple[147]. Ils étaient, en Occident, les images réduites de ces riches citoyens de Palmyre, chefs de caravanes au désert, qui firent en Orient figure et fonction de rois[148].
Camille Jullian - Histoire de la Gaule, Tome V
[136] Songeons que les Marseillais la connurent au temps des Croisades et qu’ils avaient imaginé de véritables paquebots à transporter les pèlerins en Terre Sainte, avec prix fixes et quatre classes de passagers (de La Roncière, Hist. de la marine française, 2e éd., I, 1909, p. 276 et s.).
[137] Peut-être aussi, sur autorisation, à des délégués des conseils provinciaux ou des sénats de cités.
[138] Actes, 27, 6 ; 28, 11. C’est surtout la flotte commerciale d’Alexandrie qui rendait ces services. Il devait y avoir un droit de réquisition de l’État.
[139] Cf. Marquardt, Privatleben, p. 148 ; Friedlænder, II, p. 36 et s.
[140] Supposé d’après ce qui s’est toujours fait.
[141] Supposé d’après les usages de l’ancienne France.
[142] Le groupage semble résulter de l’existence d’un collège lyonnais dit de negotiatores Cisalpini et Transalpini, lesquels devaient réunir des marchandises de toutes sortes pour divers clients ; C. I. L., XIII, 2029, V, 5911.
[143] Tabellarius coloniæ Sequanorum, C. I. L., V, 6887 ; tabellarius à Narbonne, XII, 4512 ; à Lyon, XIII, 1989 ; à Metz, XIII, 4313. II est possible que les plus riches familles aient eu leurs tabellarii : Labienus avait les siens pendant les campagnes des Gaules (Cicéron, Ad Quintum, III, 8). S. Cf. Hirschfeld, Verw., 2e éd., p. 200 et s.
[144] A Narbonne, il n’y a pas trace, jusqu’ici, de sociétés de navicularii maritimes, ce qui n’empêche pas les navicularii de Narbonne, Narbonenses, d’avoir en fait à Ostie leur lieu de réunion ou leur local d’affaires. De toutes manières, un navicularius de Narbonne n’en est pas moins un très grand personnage. Héron de Villefosse a montré (Deux armateurs, etc., dans Mém. Ant. Fr., 1914, LXXIV) que les Narbonnais P. Olitius Apollonius, navicularius (XII, 4400), et Sex. Fadius Secundus (XII, 4393), auxquels on élève des monuments, expédiaient à Rome des amphores d’huile marquées à leurs noms (XV, 3974-5, 3863-73), huile sans doute achetée par eux chez le producteur. Ils étaient donc à la fois négociants, expéditionnaires et armateurs. — Autres possibles, de Villefosse, ibid., p. 176 et s.
[145] Bien que la langue officielle réservât l’expression de nautæ pour les armateurs et patrons fluviaux, de navicularii pour les armateurs maritimes, je ne crois pas à la moindre différence de rang ou de condition entre les uns et les autres.
[146] Monument des nautæ Parisiaci, XIII, 3026.
[147] C. I. L., XIII, 1954, 1911 ; XII, 4406, 4393.
[148] Cf. Mommsen, Rœm. G., V, p. 428-9 et 434.