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30 avril 2014 3 30 /04 /avril /2014 18:44

Maison particulière, occupée par un seul propriétaire et sa famille, par opposition à l’insula, qui étaient construites pour recevoir un certain nombre de familles différentes auxquelles on la louait en chambres, en étages ou en appartements.

Les maisons romaines étaient bâties d’ordinaire sur un plan invariable : les différences ne consistaient que dans la grandeur, le nombre et la distribution des appartements, en proportion de la fortune du possesseur, ou en raison de la nature particulière de l’emplacement. Ces maisons étaient divisées en deux parties principales : l’atrium ou cavaedium, entouré de ses dépendances ; et le péristylium, au-delà duquel étaient ses dépendances qui étaient rattachées au reste par une pièce intermédiaire, le tablinum, et aussi par un ou deux corridors, fauces, ou quelquefois par l’un et l’autre. Les différents appartements constituaient dans le plan le noyau de l’édifice, et on les trouveDomus1.jpg constamment dans toute maison romaine de quelque importance ; leur situation respective était toujours la même, et ils étaient construits suivants un modèle reçu dont on ne déviait jamais sous aucun point important, comme le prouve la gravure ci-jointe, qui représente le plan de trois petites maisons situées à côté l’une de l’autre dans une des rues de Rome, d’après la carte en marbre de cette ville, conservée maintenant au Capitole, mais exécutée sous Septime Sévère.

A A A est le prothyrum, ou entrée qui ouvre sur la rue ; B B B, l’atrium ou cavaedium ; C C C, le peristylium ; D D D, le tablinum ou pièce de passage qui réunit les deux divisions principales de l’édifice. Quant aux autres pièces, qui ne sont pas marquées par des lettres de renvoi, celle à côté des portes qui font face à la rue étaient des boutiques ; celle de l’intérieur était des salles à manger, des pièces pour passer la journée, des chambres à coucher à l’usage de la famille.

La gravure suivante représente le plan d’une maison de Pompéi, qui était aussi à beaucoup d’égards une insula, car elle était entourée de tous côtés par des rues et par quelques dépendances extérieures, avec des étages supérieurs qui n’avaient pas de communication avec la partie principale de l’édifice. Nous la plaçons ici pour donner une idée du plan général des maisons de la classe supérieure occupée par des particuliers qui se trouvaient dans l’aisance, et de la disposition et du nombre de leurs parties ; car les palais de la haute noblesse, de l’aristocratie de richesse ou de naissance, étaient beaucoup plus considérable, et se composaient d’une plus grande variété de pièces, suivant la fortune et le goût de leur possesseur. On n’en trouvera, sous chacun des noms qui les distinguent, une description séparée ; on trouvera pareillement le détail des parties ici mentionnées, et les uns et les autres sont énumérés dans l’index par ordre de matières. La maison dont nous donnons le plan est connu sous le nom de maison de Pansa, et on suppose qu’elle fut occupée par un édile de Pompéi, parce que les mots PANSAM AED. Sont peints en lettres rouges près de l’entrée principale.

A. Ostium et prothyrum, le vestibule entre la porte de la rue et l’atrium, avec un pavé en mosaïque, sur lequel on voit le mot habituel de ceux qui saluent, SALVE, formé par une marqueterie de pierres de couleur.

B. L’atrium, du genre appelé toscan, au centre duquel est l’impluvium (a) pour recevoir l’eau qui est amenée des toits, avec un piédestal ou hôtel (b) des dieux domestiques, dont la place habituelle était prêt de l’impluvium. L’atrium était une fois et demie aussi longDomus2.jpg qu’il est large, et c’est ce que veut Vitruve.

C C. Les alae ou ailes de l’atrium, qui sont exactement les deux septièmes de la longueur de l’atrium, ainsi que Vitruve l’exige.

c c c c c. Cinq petits cubicula ou chambres pour la réception des hôtes ou pour l’usage de la famille.

D. Le tablium, pavé en mosaïque, ouvrant sur le péristyle, de telle sorte qu’une personne qui entrait dans la maison par la porte principale A avait vu sur l’étendue entière de l’édifice, l’atrium et le peristylium, et découvraient au-delà de l’oecus et le jardin ; ce devait être une perspective fort belle et fort imposante. On pouvait cependant, quand on en avait besoin, fermer le tablinum avec des rideaux ou des paravents provisoires.

E. Corridor de communication entre l’atrium et le péristylium, à l’usage des domestiques, pour obvier à l’inconvénient de faire du tablinum une chambre de passage. Dans beaucoup de cas il y avait deux corridors de ce genre, un de chaque côté du tablinum : de là vient qu’ils sont désignés par le pluriel fauces.

d. Chambre dont on ignore l’usage, mais qui peut avoir servi ou de salle à manger (triclinium), ou de galeries de peinture (pinacotheca) ou de chambre de réception pour les visiteurs. Elle termine la première partie de la maison, qui comprend l’atrium et ses dépendances.

F F. Le péristylium, qui forme la partie principale de la seconde division ou divisions intérieures de la maison. Il a un toit supporté par des colonnes qui forment quatre corridors, avec un espace ouvert au centre, contenant un bassin d’eau (piscina) semblable à l’impluvium de l’atrium, mais de dimension plus grande.

G G. Alae du péristyle.

e e e e. Quatre cubicula ; on se servait des trois qui sont sur la gauche du péristyle comme de chambre de résidence ; l’autre, à côté du passage E, semble avoir été destiné au portier de la maison (ostiarius) ou à l’esclave à qui était remis le soin de l’atrium (atriensis) : en effet, elle communiquait directement et immédiatement avec les deux divisions de la maison, et de là on pourrait avoir l’œil sur l’entrée de la rue latérale m.

H. Le triclinium ou salle à manger : la chambre qui touche (f) et qui communique avec elle et avec le péristyle, était probablement pour les esclaves et les domestiques qui servaient à table.

I. OEcus, qui est élevé par deux degrés au-dessus du péristyle, et qui a une large fenêtre ouvrant sur le jardin situé derrière, aussi bien qu’un passage (g) de côté, comme la faux de l’atrium, pour donner accès dans le jardin sans traverser la grande chambre.

K. Culina, la cuisine, qui ouvre d’un côté sur une autre chambre ou arrière-cuisine (h), muni de mur bas sur lesquels ont déposé les jarres à huile, les ustensiles de cuisine, etc., et de l’autre sur une cour (i) touchant à une des rues latérales qui courent le long de l’édifice et sur laquelle elle a une porte de derrière (o).

L L. Galeries couvertes (porticus ou crypta), élevée le long d’un des côtés du jardin (M), dans un coin duquel est une citerne (k) fournie par un réservoir situé à côté (l). Cela complète la domus ou maison particulière occupée par Pansa. Elle avait quatre entrées distinctes : la principale sur le devant (A), et trois sur les côtés, dont deux pour la famille et les visiteurs (m et n), et une porte de derrière (postica) pour les domestiques et les marchands (o).

Mais l’insula entière contenait en outre plusieurs appartements ou maisons plus petites, quelques-unes avec un étage au-dessus, qui était loué à différents boutiquiers.

1 1 1. Trois boutiques qui font face à la rue principale.

2. Boutique dans la même rue, qui communique aussi avec la domus, et qu’on suppose en conséquence avoir été occupé par Pansa lui-même ; c’est là que son intendant (dispensator) aurait vendu le produit de ces fermes, comme le vin, huiles, etc., aux habitants de Pompéi, de la même façon que les nobles de Florence détail aujourd’hui le produit de leurs vignes dans une petite chambre au rez-de-chaussée de leur palais.

3 3. Deux établissements de boulanger, avec leur four (p p), des puits (q), un pétrin (r), et autres dépendances.

4 4. Encore de boutiques de louer pour différents commerces.

5, 6, 7. Trois petites boutiques et maisons occupées par différents locataires.

Le rez-de-chaussée ainsi décrit composait la partie principale d’une domus romaine ordinaire ou maison particulière, et contenait les appartements occupés par le propriétaire et sa famille. En effet, l’étage du dessus était distribué en petites chambres (coenacula) qui servait de chambre à coucher, et qui étaient assignées principalement aux domestiques de la maison. On ne peut admettre, en effet, que les petites chambres du rez-de-chaussée qui ouvrait sur les portiques de l’atrium et du péristyle, les principaux appartements du maître et de la maîtresse est jamais été donnée au esclave pour y passer la nuit ; et l’étage supérieur était fréquemment desservi par deux escaliers, l’un partant de l’intérieur de la maison et l’autre du dehors de la rue (Liv. XXXIX, 14). Il y a de beaux étages supérieurs dans plusieurs maisons de Pompéi et dans d’autres édifices anciens ; mais on en a jamais découvert qu’un spécimen, qui n’existe plus : c’était dans une maison d’Herculanum, qui avait été entièrement couverte d’un lit de lave par suite de l’éruption qui détruisit cette ville. Quand on fit les fouilles, on trouva la charpente, les poutres et les architraves presque détruites en charbon par l’action de la chaleur ; les murs avaient été tellement endommagés par le tremblement de terre qui accompagna l’éruption de 79, on fut obligé de jeter à bas tout l’étage supérieur ; mais la perspective et le plan des chambres, données dans les deux gravures suivantes, furent pris avant la démolition, et par conséquent présentent le seul spécimen authentique qu’on puisse actuellement trouver de cette partie d’une maison romaine. Il n’y a rien de conjectural ni de restaurer, excepté les tuiles du toit et les rideaux entre les colonnes.Domus3.jpg

A. Coupe de l’atrium. Les quatre colonnes convoi sur le devant supportaient le toit B (marqué aussi sur le plan ci-dessous), qui couvrait un des quatre corridors dont la partie centrale et découverte de l’atrium était entourée. Les baguettes de fer et les anneaux pour surspendre les rideaux entre les colonnes, comme la gravure les montres, furent trouvés dans la place qu’ils occupaient primitivement quand la fouille fut faite. Ces rideaux étaient destinés à protéger contre les rayons du soleil les corridors latéraux du compluvium ou espaces découverts au centre.

C C. Deux des corridors latéraux dont nous parlons, qui ont des portes à leurs extrémités les plus éloignés, ouvrant sur des appartements séparés, et qui sont fermés au-dessus par le plancher de l’étage supérieur.

D. Coupe du péristyle. Les huit colonnes convoi en avant en ferme un des côtés d’une area découverte qui était disposée comme un jardin.

E E. Deux des corridors latéraux qui entourent trois côtés du péristyle, ouvrant sur le jardin du côté qui en est le plus proche par leurs entre-colonnements, est fermée par derrière par le mur mitoyen situé entre eux et par les appartements adjacents.

F F. Coupe de l’étage supérieur : le plan et la disposition de ses appartements sontDomus4.jpg donnés dans la gravure ci-jointe, côtés depuis a jusqu’à m. Douze petites chambres (coenacula) construites sur les corridors de la cour qui est au-dessous, et recevant leur jour de fenêtres qui ont vue sur l’intérieur, ainsi que le montre notre perspective des six premières, ouvrent sur une terrasse (solarium), G au-dessus du jardin ; et en conséquence on peut conjecturer qu’elle servait aux propriétaires, à sa famille et à ses hôtes. n à r. Autre suite de petites chambres qui ont des fenêtres sur la rue, et qui servaient probablement de chambre à coucher pour les esclaves. s à v. Chambres probablement destinées aux femmes de l’établissement, parce qu’elles forment une suite complète, communiquant entre elles, et sont séparées du reste. Les planchers de ces chambres supérieures, ainsi que ceux des chambres du dessous, sont en mosaïque. L’étage du dessus ne s’étend que sur deux côtés du péristyle, comme le montre notre perspective ; les deux autres n’ont aucune construction élevée au-dessus du toit qui couvrait le corridor du jardin.

 

Source : Dictionnaire des Antiquités Romaines et Grecques Anthony Rich, éd. Molière

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29 mars 2014 6 29 /03 /mars /2014 18:01

ESSAI SUR LA CONDITION DES BARBARES ÉTABLIS DANS L'EMPIRE ROMAIN AU IVè SIÈCLE

 

CHAPITRE VIII. — VÉRITABLE CARACTÈRE DE LA CONQUÊTE DE L’EMPIRE ROMAIN PAR LES BARBARES.

 

Causes diverses de rapprochement entre les Romains et les Barbares : 1° les vices du gouvernement romain.

 

Nous avons déjà parlé de la fiscalité et des ravages qu’elle exerçait au IV siècle[9]. Le but principal, unique, de l’administration savante établie par les empereurs semblait d’arracher aux malheureux habitants des provinces, sous forme d’impôts, des taxes ordinaires ou extraordinaires, des dons plus ou moins volontaires, des sommes d’argent considérables. Tandis que les ressources diminuaient, que la fortune publique et privée se voyait amoindrie par les maux de l’invasion et d’une guerre permanente qui ruinait l’agriculture et paralysait le développement du commerce, les impôts croissaient toujours avec les besoins vrais ou factices du trésor, obligé de subvenir aux frais d’une administration ruineuse, aux dépenses de la guerre et à l’alimentation de la population oisive des villes. Le poids des charges publiques retombait d’une manière presque exclusive sur la propriété foncière soumise en même temps à l’impôt territorial et à celui de la capitation. Les classes riches avaient seules le moyen d’éluder la loi en se renfermant dans le privilège qui embrassait alors une portion notable de la population, des catégories entières de citoyens. Les riches, seuls admis, selon le langage éloquent et pathétique de Salvien[10], à voter l’impôt, ne le payaient point ou ne le payaient qu’à demi, 0204.gifpressurant à leur tour le pauvre, l’exploitant comme l’État exploitait les contribuables. La misère dans de telles conditions sociales prenait des proportions effroyables, accumulait les haines et les désertions. Tous les moyens semblaient bons pour y échapper ; on sacrifiait tout à cette dure et implacable nécessité, sa condition, son honneur, sa liberté, son pays natal. L’isolement produit le découragement, et le découragement la stérilité. L’État, n’agissant que par lui-même ou par ses agents, concentrait dans ses mains toute l’activité qui est le principe de vie des sociétés ; il absorbait peu à peu les forces individuelles ; paralysait l’initiative privée, détruisait le ressort moral des populations : incapable de tout faire seul, il se privait de ses meilleurs appuis et recueillait les tristes fruits d’une politique déplorable.

C’est un spectacle digne de remarque et plein d’enseignement que celui de la séparation profonde qui existe à cette époque entre le gouvernement et les gouvernés. L’état des personnes est en général le signe caractéristique de la prospérité ou de la misère d’un pays. Dans la société romaine du IVe siècle, les différentes classes d’habitants pouvaient se réduire à trois principales sans compter les esclaves[11]. La première classe était celle des privilégiés et constituait une véritable aristocratie ; la seconde était celle des curiales ou magistrats des cités, et enfin la troisième contenait le menu peuple, c’est-à-dire les habitants des campagnes et des villes, les cultivateurs, soit complètement libres, soit engagés dans les liens du colonat, et les artisans. La grande masse du peuple, véritable élément de force et de défense nationale, se composait alors presque exclusivement des paysans. Sismondi calcule que la classe des paysans, qui formait au commencement de notre siècle les quatre cinquièmes de la population totale dans la plupart des États de l’Europe était encore bien plus nombreuse dans l’Empire romain, où les ouvriers et les artisans étaient loin d’atteindre le chiffre auquel ils sont arrivés de nos jours[12]. Cette classe, si importante par le nombre et par son travail, qui nourrissait le reste de la nation et fournissait les meilleures recrues aux armées, n’avait aucune part dans le gouvernement, demeurait complètement étrangère aux affaires publiques ; on ne songeait à elle que pour l’accabler de redevances et lui arracher de l’argent ; aussi allait-elle toujours en déclinant. Il en était de même des curiales, classe moyenne et intelligente, qui correspondait un peu à notre bourgeoisie moderne. Les curiales, rivés à leurs chaînes comme les colons, traités de déserteurs lorsqu’ils abandonnaient le poste que leur assignait leur naissance, avaient non seulement la charge de l’administration des villes, mais la responsabilité du recouvrement de l’impôt et devaient subvenir à toutes les dépenses de la cité, soit avec les deniers publics, soit par eux-mêmes. La plupart se trouvaient ainsi condamnés à une ruine inévitable et s’efforçaient d’échapper au périlleux honneur qui leur incombait. Leur nombre diminuait sans cesse comme celui des cultivateurs libres. Ammien nous fait cette terrible révélation que dans certaines villes on n’aurait pu trouver, sous le règne de Valentinien, trois curiales[13]. Les empereurs, malgré l’avidité insatiable du fisc, se voyaient contraints de remettre à des villes, à des provinces entières une partie de l’impôt, quelquefois pour plusieurs années (indulgentiæ debitorum)[14]. Le dépeuplement et la misère, tels étaient les deux grands fléaux intérieurs qui dévoraient l’Empire : le premier résultait en partie du second ; tous deux avaient pour cause principale la désorganisation sociale bien plus encore que l’invasion. La pénurie d’hommes et d’argent amène nécessairement la ruine d’un peuple, car ce sont les deux éléments qui renouvellent le corps social et l’alimentent. Aristote, dans son livre de La Politique, n’attribue pas la ruine de Sparte à d’autre cause qu’au manque de citoyens[15].

Cette désorganisation gagna successivement toutes les provinces, même les plus éloignées du centre. Les provinces frontières, plus exposées aux attaques et aux déprédations des Barbares, furent celles où se maintint le plus longtemps l’esprit militaire, qui conservèrent le mieux le précieux dépôt des vertus civiles et guerrières[16]. Leur population, moins amollie que celle des autres parties de l’Empire, sans cesse tenue en éveil par le péril des invasions, puisait dans les nécessités mêmes de la situation une certaine énergie, une force de résistance qu’on ne rencontrait plus ailleurs. La Gaule, la Rhétie, le Norique, l’Illyrie, la Pannonie avaient la réputation de fournir les meilleurs soldats, les hommes les plus robustes, les plus courageux, les mieux trempés. Ces provinces, plus soucieuses que les autres de leur indépendance constamment menacée, pillées par les hordes germaniques, pressurées par les agents du fisc comme étant les plus riches et les plus productives ; songèrent à se défendre elles-mêmes quand elles virent l’incurie du gouvernement romain, impuissant à les protéger d’une manière efficace ; elles réagirent contre cette domination dont le joug leur était plus odieux que celui des Barbares, tendirent à s’en séparer de plus en plus et finirent par briser les derniers liens qui les rattachaient à Rome.

 

[9] Zosime, lib. II, c. XXXVIII.

[10] Salvien, De gubernatione Dei, lib. V, passim.

[11] Guizot, Essais sur l’histoire de France, p. 25.

[12] Sismondi, t. I, p. 31 et suiv.

[13] Ammien, lib. XXVII, c. VII.

[14] Salvien, De gubernatione Dei, lib. V. — Ammien, lib. XVII, c. III. — Ibid., lib. XVIII, c. I.

[15] Aristote, Politique, lib. II, c. IX.

[16] Sismondi, t. I, p. 51-52.

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25 mars 2014 2 25 /03 /mars /2014 18:00

Les gaulois n’ont laissé aucun écrit sur eux-mêmes et pratiquement aucune représentation de leurs Dieux. Longtemps, la religion gauloise n’a été connue qu’à travers des textes latins ou grecs qui ont servi de base à nos connaissances. Ainsi, depuis le XIXe siècle, on pensait que les cultes des gaulois étaient pratiqués dans les forêts profondes à proximité de sources... Depuis 30 ans, grâce à l’archéologie, nous en savons davantage sur leurs lieux de cultes et leurs rituels.

 

« Toute la population gauloise s’adonne avec passion aux pratiques religieuses. » En introduction à son exposé de la religion gauloise (dans la Guerre des Gaules, vers 52 – 51 avant Jésus Christ), César écrit cette phrase étonnante. Les historiens postérieurs ne lui ont pas prêté l’attention qu’elle mérite. Il est vrai que le conquérant de la Gaule qui la copiait d’un livre du savant grec Poséidonios d’Apamée, paru 30 ou 40 ans plus tôt, n’en mesurait pas lui-même la portée. Cette natio omnis Gallorum dont il parle n’est qu’une vue de l’esprit et la suite de son texte montre trop qu’il ne comprend guère ces religiones qu’il évoque de façon confuse : les sacrifices humains, quelques dieux qu’il désigne par le nom de leurs équivalents romains, d’étrange trophées d’armes. C’est pourquoi, pendant deux millénaires, historiens, philosophes et même les rédacteurs de l’Encyclopédie ont préféré se fier à leur propre imagination, puisant seulement dans quelques textes antiques haut en couleur : les accusations outrancières d’un Cicéron, la description précise mais non comprise d’un rite de cueillette par Pline, des évocations poétiques sans valeur documentaire.

On a ainsi parlé d’une religion naturiste, sans lieu de culte, pratiquée dans le plus profond des forêts, auprès de quelques phénomènes naturels, voire d’un dolmen. De le seul rite qui était décrit est évidemment le sacrifice humain accompli par un personnage énigmatique mi-devin mi-sorcier, le druide que César mentionne dans un autre chapitre de sa description de la société gauloise. Une ligne ou deux, tout au plus, dans les livres d’histoire. Il valait mieux suivre le conseil de Voltaire : « détourner les yeux de ses temps horribles ».

Et pourtant, depuis une trentaine d’années, c’est une tout autre vision de la religion gauloise que nous révèle les découvertes archéologiques : un univers spirituel ou les druides, des savants et des théologiens, joue le plus grand rôle, où le culte public - c’est-à-dire d’État - occupe toute la place.


D’authentiques sanctuaires


La découverte de la religion gauloise à commencer par celle de ses lieux de culte qu’on croyait inexistants. Le sanctuaire de Gournay-sur-Aronde (dans l’Oise), le premier identifié, est un enclos carré qui paraît petit (50 m de côté) mais n’est pas moins grand que bien de ses homologues de Grèce et du latium. Il en a aussi l’aspect : entourée de hauts murs et ornés d’un porche monumental. Poséidonios, qui avait fait un voyage en Gaule au tout début du premier siècle avant Jésus Christ, n’hésite pas à appeler «temenos » une telle enceinte et « propylée » son entrée couverte de boucliers, de lances et d’épées. Même l’intérieur lui rappelait ce qu’il voyait partout en Méditerranée : au centre une sorte de temple en bois et près de lui, un bosquet que grecs et latins qualifiés de « sacré ».

C’est qu’en gaule si le lieu de culte est un terrain commun aux dieux et aux hommes, où lessacrifice-gaulois seconds honorent les premiers par des donc qui ne peuvent être que ce qu’ils ont eux-mêmes produit : le bétail élevé parole, les dépouilles arrachaient un ennemi vaincu. Les animaux sauvages qu’on prétendait être le tout venant des sacrifices gaulois n’y avait donc pas leur place, pas plus que des hommes à titre de victimes : les uns comme les autres appartenaient au domaine divin. Les offrandes, animales et matérielles, étaient traitées comme en Grèce et en Italie. Les premières faisaient l’objet des deux types de sacrifices habituels. Le plus courant, dit « de commensalité », consistait à partager les bovidés, moutons et porcs entre les dieux qui n’en recevaient que sang et fumet des viscères et les hommes qui en consommaient sur place les meilleurs morceaux. Dans l’autre, exceptionnel, on précipitait des bœufs entiers dans une grande fosse servant d’autel -leur chair y pourrissant alimentait la divinité censée résider dans les entrailles de la terre ; les Grecs le qualifient de «chtonien ». Les offrandes matérielles quant à elles sont, surtout à date haute (IVème - IIème siècle avant J. C.), des armes. Elles étaient fixées sur les parois du sanctuaire et y demeurer des décennies, jusqu’au moment où leurs liens les laissaient choir au sol. Elles étaient alors désacralisées : on les pliait, les tordait, les priser. Les Grecs usant du même rite l’appelait : l’anathéma.

Cependant les gaulois différé de leurs voisins sur un point majeur : il ne donnait pas figure humaine à leurs dieux, ne leur fabriquait. De statut et n’avait, par conséquent, nul besoin de construire de temple où abriter pareille effigie. Le bâtiment qui occupait le centre des sanctuaires protégeait seulement l’autel, une grande fosse bordée d’un foyer, qui servait en toute saison, à l’abri des intempéries. Seule son ouverture sur l’extérieur rendu possible par les colonnes de bois supportant la toiture lui donnait l’allure d’un bâtiment classique qui lui avait peut-être servi de modèle.


Le culte public


Tous les lieux de culte découvert, depuis près de quarante ans, on sait allure de grand sanctuaire : les animaux qui ont été sacrifiés parfois par centaines et les armes offertes par milliers. Il ne fait guère de doute que ces aménagements sont l’œuvre de vastes communautés ne craignant pas ces prélèvements de leurs richesses. Le soin de la construction témoigne d’un engagement collectif : plan géométrique, matériau abondant et de qualité. Il faut parler ici de culte public, celui d’un groupe humain qui arbore sa puissance guerrière et affirme son autorité sur un territoire mis par lui en exploitation. S’il est excessif de reconnaître dans cette entité une civitas, comme l’appelle César, un de ses soixante grands peuples qui ont laissé des souvenirs dans les noms de nos villes ou de nos régions, on n’y verra sûrement l’une de ses subdivisions, le pagus, plusieurs tribus unies et occupant l’équivalent d’un ou deux de nos cantons.

Mais alors qu’en est-il à des pratiques religieuses plus individuelles ou familiales, celle qu’on dit généralement les héritières directes de croyances venues tout droit de la Préhistoire ? L’archéologie ne nous en dit rien : ni autel ni ex-voto dans les maisons pas plus qu’auprès des tombes. S’il y eut des cultes privés - l’absence de leurs vestiges ne pouvant signifier leur inexistence - , il faut pour le moins reconnaître qu’ils furent le contraire de ce de nature publique : ils ne se sont pas exprimés dans l’ostentation. Et pourtant, dans les deux cas, il s’agissait des mêmes hommes. Comment la société gauloise, en moins de deux siècles, a pu étouffer le culte de la personnalité de ces princes pour le remplacer par des formes collectives ?


Les druides au cœur de la religion


Pour le comprendre il faut interroger la personnalité des druides et leur rendre leur fonction dans la société. Les auteurs Grecs, mieux que César, nous disent qui sont ces étranges personnages qui le sont moins que ce que l’on s’est plu à imaginer pendant des siècles : des sages, quasiment des philosophes qui firent naître en Gaule les premières disciplines intellectuelles. Comme les mages en Perse ou les chaldéens en Assyrie, ils furent tout d’abord des spécialistes de la divination par l’observation des astres. Et cette pratique les a naturellement amenés à d’autres découvertes : le calcul, le calendrier, les cycles de la nature. Ils durent beaucoup aux Grecs dont ils servirent d’intermédiaire auprès des indigènes dans leurs activités commerciales. Très tôt on les compara aux Pythagoriciens, ce qui dit beaucoup des honneurs que non seulement les gaulois leur accordaient mais aussi les étrangers : comme les disciples du grand savant, ils prônaient la pureté, se vêtait d’une toge blanche, se réunissaient en des sortes de séminaires où l’enseignement n’était qu'oral. Les notes étaient proscrites pour encourager le travail de la mémoire mais aussi pour interdire la diffusion de connaissances conçues comme des armes spirituelles et politiques.

Ainsi les druides eurent conscience que le contrôle de la religion leur permettrait d’atteindre leur but : rendre la société plus morale et plus harmonieuse. Ils se firent théologiens. En interdisant les représentations des dieux, ils s’imposaient comme leurs interlocuteurs auprès des populations ; eux seuls connaissaient les désirs divins, les moyens et le bon moment de les satisfaire. Aux yeux des Grecs, la Gaule parut alors reconnaître un âge d’or : une société dirigée par les sages. Il est vrai que les druides seuls assuraient l’éducation d’une jeunesse choisie, qu’ils avaient rendu dépendante du culte public la vie politique, qu’enfin ils exerçaient une justice nationale, indépendante des potentats locaux.

Seuls leurs dogmes très particuliers et qu’ils diffusèrent largement rendirent possible l’ascendant des druides sur la société. En moins d’un siècle, ils firent disparaître des croyances populaires, notamment celle d’un au-delà où l’individu conserverait une existence larvaire, justifiant l’inhumation d’un mort avec armes et bijoux. Comme les Pythagoriciens et les poètes or physiques, ils professaient l’immortalité de l’âme et sa réincarnation perpétuelle dans de nouveaux corps : la vie, le cosmos tout entier obéissait à des cycles. Il valait donc mieux incinérer les morts et enfouir leurs cendres afinP1020697.JPG qu’elles regagnent au plus vite la demeure d’un Pluton gaulois, père de tous les hommes. Cependant, pour les besoins de leur cause, ils avaient aménagé la foi : les guerriers - la classe la plus importante et la plus dangereuse - échappaient au cycle des réincarnations, s’ils mouraient au combat. Non seulement la témérité de ces hommes était multipliée - ils n’hésitaient plus dès lors à combattre nus - mais leur force, origine du pouvoir politique, devenait dépendante de ceux qui pouvaient conduire leur âme à un paradis céleste auprès des dieux.

Les dieux eux-mêmes connurent une profonde réforme. La description très succincte en fait César montre des dieux désormais très policés : le premier et Mercure « inventeur de tous les arts », viennent ensuite Apollon qui « guérit les maladies », Minerve qui « enseigne les principes des travaux manuels », Jupiter « maître des dieux », Mars qui « préside aux guerres ». On est bien loin de ces divinités protectrices (la déesse mère par exemple) ou infernales qu’on dit venir de la Préhistoire. Ce panthéon très gréco-romain et celui que durent expliquer les druides à Poséidonios quand il faisait son enquête en Gaule. Nul doute qu’il était une enveloppe acceptable pour une forme de panthéisme, plus conforme à la philosophie de ces sages.

Cependant les druides et le culte public ne pouvait résister longtemps à l’ouverture de la Gaule sur le monde romain. La conquête de César l’ordonna le coup de grâce. La religion gauloise fut absorbée dans le culte public romain. Il en demeura fort peu de vestiges.

 

Source : Jean-Louis Brunaux - Le Monde de la Bible, Hors Série

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22 mars 2014 6 22 /03 /mars /2014 17:29

"Le baptême de Clovis" est l'un des magnifique vitraux de l'église Saint Laurent, dans le Xème arrondissement de Paris (à quelques pas de la Gare de l'Est).

Situé dans l'une des chapelles latérales du sud de la nef, ce vitrail très coloré date de 1939, et a été été réalisé par l'atelier de Jean Gaudin à Paris.0190.JPG

Grégoire de Tours (544-595) nous apprend qu'à l'époque mérovingienne, une basilique dédiée à Saint Laurent se trouvait sur l'axe nord-sud conduisant de Lutece à Senlis. 0191.jpgSaint Domnole, mort Evêque du Mans en 543, était, sous le règne de Clotaire Ier, à la tête d'un couvent de moines dans la basilique Saint Laurent. Surélevé par rapport au lit de la Seine et à l'abri de ses caprices, ce site portait une église, un monastère et des jardins maraîchers.

Les invasions normandes (Lutèce est assiégée en 885) se traduisent par des pillages et des destructions qui nécessitent au XIIème siècle, la reconstruction de l'église Saint Laurent, érigée en paroisse dès 1180.

Face à l'accroissement de la population, l'église fut reconstruite au cours du premier quart du XVème siècle...

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15 février 2014 6 15 /02 /février /2014 16:51

ESSAI SUR LA CONDITION DES BARBARES ÉTABLIS DANS L'EMPIRE ROMAIN AU IVè SIÈCLE

 

CHAPITRE VIII. — VÉRITABLE CARACTÈRE DE LA CONQUÊTE DE L’EMPIRE ROMAIN PAR LES BARBARES.

 

Système de Montesquieu. Système de l’abbé Dubos. Influence de l’élément germanique et de l’élément romain. Combinaison des deux éléments.

 

Il y a deux systèmes principaux sur la grande invasion : le système de Montesquieu et le système de l’abbé Dubos.

Montesquieu, dans son savant et profond ouvrage de L’Esprit des lois, en traitant de la théorie des lois féodales dans leurs rapports avec rétablissement de la monarchie française, a été amené à étudier le caractère de la conquête des Francs, question intimement liée à celle de la chute de l’Empire[1]. Selon lui, les Barbares auraient conquis l’Empire dans l’acception pleine et entière du mot ; les vainqueurs, imposant aux vaincus la cession du territoire et la charge exclusive des impôts, les auraient réduits à une sorte de servitude, et le monde romain, sombrant dans ce grand naufrage, aurait fait place à des sociétés toutes nouvelles reposant sur les bases d’un nouvel ordre social. En un mot, l’élément germanique aurait refoulé l’élément gallo-romain ; la population conquise se serait trouvée, sinon détruite, du moins effacée par la population conquérante ; la Germanie, en implantant ses guerriers sur le sol de la Gaule, y aurait implanté du même coup ses lois, ses coutumes et ses institutions, les substituant à celles de Rome.

L’abbé Dubos, contemporain de l’illustre publiciste, mais appartenant à une école opposée,0189 développe des idées et un système contraires[2]. S’appuyant sur les rapports antérieurs des Romains avec les Barbares, sur les nombreux établissements de ces derniers dans les provinces romaines, en qualité de sujets, d’alliés, de soldats ou d’hôtes de l’Empire, il en conclut que l’occupation définitive de la Gaule par les Germains, et en particulier par les Francs, n’a eu aucun des caractères de la conquête, n’a été accompagnée d’aucun acte de violence ni de spoliation, qu’il y a eu une simple substitution des rois francs aux empereurs romains, une cession volontaire, une délégation de droits, du consentement même des peuples. Ce changement, selon lui, a été l’oeuvre du temps et des circonstances, mais non de la force ; les Romains ont continué à jouir sous la domination mérovingienne des mêmes avantages, des mêmes droits que sous l’administration impériale, étant régis par les mêmes lois qu’auparavant, vivant sur un pied d’égalité parfaite avec les Francs.

Le grand nom de Montesquieu, la popularité de son talent et de ses ouvrages, le jugement si sévère qu’il a porté sur l’abbé Dubos[3] ont fait tomber pendant longtemps en discrédit le système opposé au sien ; il semblait qu’on ne pût revenir sur un tel arrêt, accepté par la postérité comme définitif et irrévocable. De nos jours, les progrès de la science et de la critique tendent à modifier singulièrement, sinon l’admiration universelle pour le grand écrivain, du moins la solution donnée par lui au problème historique qui nous occupe. On a rendu justice à l’abbé Dubos : on est revenu aux traditions romaines, trop négligées, et même, ainsi qu’il arrive presque toujours, on est tombé dans l’exagération contraire. Le XVIIIe siècle, il ne faut point l’oublier, malgré le mérite incontestable qu’il a eu de soulever une foule de questions, d’agiter les problèmes les plus divers, et parfois de les résoudre d’une manière heureuse, a été le siècle des systèmes. Il avait des préoccupations spéciales auxquelles n’échappaient ni les meilleurs ni les plus grands esprits du temps, préoccupations qu’on retrouve partout, chez les philosophes comme chez les savants, chez les historiens comme chez les publicistes. Ce qu’on cherchait alors avant tout, dans l’étude du passé, c’était l’application des théories sociales et politiques. Montesquieu, représentant de l’école féodale, a vu surtout le côté germanique et tend à le faire prédominer exclusivement, tandis que l’abbé Dubos, placé au point de vue romain, s’est arrêté avec complaisance sur tout ce qui pouvait favoriser sa thèse, a accordé une prépondérance excessive au maintien et à l’influence des institutions de la Rome impériale. Il appartient à notre époque mieux renseignée, pourvue d’une méthode plus sûre, de découvrir la vérité, de faire dans chaque système la part du vrai et du faux et de restituer ainsi aux âges précédents leur physionomie réelle.

La conquête est un fait positif et qu’on ne peut nier. Les Bourguignons, les Wisigoths, et après eux les Francs, les Vandales, les Lombards, ont pris possession de la Gaule, de l’Espagne, de l’Afrique et de l’Italie, des diverses provinces où ils se sont fixés, en renversant la domination romaine. Cette domination, plus ou moins ébranlée, s’était maintenue jusqu’alors en fait comme en droit ; elle cessa d’exister à partir du jour où les Barbares devinrent les véritables maîtres et substituèrent leur autorité à celle des empereurs.

Gibbon, dans sa volumineuse Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain, professe la même opinion. Il déplore l’avènement des Barbares comme le commencement d’une ère nouvelle, ère de ténèbres, de confusion et d’obscurcissement de la civilisation antique, qui arrêta pour plusieurs siècles la marche et les progrès de l’esprit humain. La vue de toutes ces ruines accumulées, soit dans l’ancienne capitale du monde, soit dans les provinces qui avaient appartenu à l’Empire et où les arts avaient brillé du plus vif éclat, produisit sur lui une profonde impression de regrets mêlée d’irritation ; la perte de tant de monuments, d’une organisation sociale et politique si savante, lui faisait presque maudire le triomphe et la conquête des Germains, destructeurs d’une société aussi policée que celle des Romains. Pénétré de ces idées, frappé du spectacle qu’il avait eu sous les yeux en Italie, il chercha à analyser les causes de cette grande révolution en racontant les événements qui l’ont précédée, accompagnée et suivie.

Nos historiens contemporains les plus illustres, Chateaubriand, MM. Guizot, Augustin et Amédée Thierry, le duc de Broglie, voient dans la grande invasion une véritable conquête, mais une conquête d’une nature particulière et digne de toute notre attention Car elle a créé le principe des nationalités sur lequel reposent nos sociétés modernes. Nous n’avons pas la prétention de modifier les conclusions posées par ces maîtres de la science, mais de les préciser et d’y ajouter, s’il est possible, quelques nouvelles preuves tirées de l’état de la société romaine au IVe siècle.

Ainsi que le remarque judicieusement M. Ozanam[4], on a été surtout frappé par les invasions, par ces irruptions violentes et continuelles, qui, pendant toute la durée de l’Empire battirent en brèche la frontière romaine, finirent par la rompre, soumirent les provinces les plus rapprochées du Rhin et du Danube à d’affreuses dévastations, réduisirent les populations à la plus effroyable misère, à un état voisin dû désespoir et portèrent le dernier coup à la monarchie de Dioclétien et de Constantin en renversant le trône d’Occident. Ce côté cependant n’est ni le plus curieux ni le plus important dans l’histoire des grandes invasions et de la chute de l’Empire. Les invasions n’ont pas été le seul fléau qui minât la vieille société romaine ; à côté de ce mal extérieur il y avait un mal intérieur dont les ravages s’exerçaient plus cruellement encore[5], qui pénétrait le corps social tout entier et lui faisait des blessures autrement graves, autrement profondes.

Nous avons déjà analysé les principales causes de ce mal intérieur, à propos des Dedititii, en traitant de la question du colonat. Il remontait à une haute antiquité, s’aggravait tous les jours et devenait d’autant plus désastreux que le gouvernement et l’administration impériale tendaient à le développer. Il est dans la destinée des choses humaines de n’avoir qu’une durée limitée et de ne pouvoir dépasser un certain point. Les peuples, les sociétés comme les individus, portent en eux des germes de décadence et de corruption qui finissent par triompher de l’organisation la plus puissante. Rome était parvenue à ce point de grandeur où la prospérité même devient un danger redoutable[6]. L’étendue de ses conquêtes, le nombre et la variété de ses sujets avaient détruit tout patriotisme. Quelle communauté d’intérêts, de sentiments, pouvait-il y avoir entre les différentes provinces ajoutées successivement à son empire et si diverses par le langage, les moeurs, les usages traditionnels de leurs habitants ? Sans parler de la grande division de l’Orient et de l’Occident, du grec et du latin qui se partageaient d’une manière à peu près égale les pays soumis à la domination romaine et entre lesquels existait une ligne de démarcation si naturelle qu’elle servit plus tard de base à la séparation des deux empires[7], on comptait une foule de langues provinciales, d’idiomes particuliers, de dialectes maintenus dans les rapports quotidiens des populations en dépit de l’établissement universel du latin comme langue officielle. Dans cette immense confusion de races étrangères les unes aux autres, réunies par le seul lien d’une commune servitude[8], il n’y avait place pour aucun esprit public, pour aucun fonds commun d’idées morales, à défaut d’unité nationale. La société romaine ne présentait et ne pouvait présenter aucun des caractères qui constituent une nation. De quels dénouements, de quels sacrifices étaient capables des hommes qui n’avaient conscience ni de leur dignité de citoyens, ni des devoirs que leur imposait ce titre, du moment où ils en avaient perdu les principaux droits ? Rome n’était pour eux qu’une maîtresse impérieuse et non une véritable patrie.

L’isolement complet dans lequel vivaient les habitants des provinces les rendait indifférents aux destinées de l’Empire, dont les intérêts n’étaient plus les leurs. La plupart des provinciaux, provinciales, ne connaissaient le gouvernement romain que par ses préfets ou ses lieutenants, que par les exactions de ses magistrats. Les révolutions continuelles, les guerres -civiles dont ils ressentaient le contrecoup et qu’ils subissaient bien plus qu’ils ne les faisaient eux-mêmes, achevaient de les détacher du principe d’autorité, de relâcher les liens par lesquels ils tenaient à la métropole, La confiance, la sécurité, la prospérité qui résulte de l’ordre et de la paix, en un mot, tout ce qui fait la force d’un État et lui concilie l’affection des sujets était banni du monde romain.

 

[1] Esprit des Lois, liv. XXX.

[2] Histoire critique de l’établissement de la monarchie française dans les Gaules.

[3] Montesquieu, Esprit des Lois, liv. XXX, c. XXIII-XXV.

[4] Ozanam, Les Germains, c. VI.

[5] Opitz, p. 39-40.

[6] Gibbon, Observations sur la chute de l’Empire romain en Occident, t. VII.

[7] Sismondi, t. I, p. 29 et suiv.

[8] Dareste de la Chavanne, Histoire de France depuis les origines jusqu’à nos jours, t. I, liv. III, § 4.

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1 février 2014 6 01 /02 /février /2014 17:17

Le nom de France [Francia : on prononçait Frann’kia] existe depuis le IVème siècle mais il signifiait simplement terres de parcours des franks. Un groupe de petites tribus guerrières vivant sur la rive droite du Rhin, les Brukt’khari (Bructères), les Khatt’khari (Chattes ou Chattuaires), d’excellents fantassins, les Kwadi (Quades), les Ans’gari (Ansivariens ou Ampsivariens), les Kwamawi (Chamaves), selon Tacite sur les rives de la Sala, s’étaient unis sous un seul nom : les Franks ! C’est-à-dire les Braves. En vieux norrois (Germanique du Nord),Frekkr veut dire Hardy, Courageux, Vaillant.

« Dès leur enfance, ils ont pour la guerre à la passion que l’on a dans l’âge mûr. La mort que les abattre, jamais la crainte. Ils restent sur place, invaincu, et leur courage survie, pour ainsi dire, jusqu’à leur dernier souffle », notera le Gaulois romanisés Sidoine Apollinaire.

Les Franks se livraient aux joies de la razzia chez les Romains, de l’autre côté du Rhin, un jeu très lucratif, et leur nom va être entendu avec son poids de menaces, dans les palais impériaux d’Italie et inscrit la première fois en 289. Il ne désigne alors que les Chamaves. Ce nom farouche de Frank va résonner chaque fois qu’une tribu nouvelle entrera dans la bataille, les Chattuaires en 306 et jusqu’en 315, les Bructaires en 307, les Saliens en 357, les Ansivariens et les Tubantes en 364 et jusqu’en 375. Vengeresse et joyeuse, une chanson de marche romaine célèbre le massacre de milliers de francs, mais cet hymne est du IVème siècle et cette prétendue victoire a été située dans un lointain passé, en 260, alors que le rassemblement franc était encore dans les limbes. Simple exercice d’exorcisme.

Tous les militaires romains de haut grade tenaient, à l’époque, dans leur bagage, un rouleau de douze feuilles : les itinéraires routiers de l’empire, de l’Atlantique au golfe Persique, avec les distances de ville à ville, les rivières, les montagnes et quelques noms de peuples. Cette « carte » très rudimentaire avait été dressée probablement vers 365 par le philosophe et géographe Romain Castorius. Il s’était inspiré d’une peinture du portique Vipsania élevait en 7 avant notre ère par la sœur d’Agrippa. Une copie du XIIIe siècle sera retrouvée avance à la fin du XVe par Konrad Celtes et légué par lui un greffier d’Augsbourg, Konrad Peutinger. Depuis, l’œuvre de Castorius est nommé bien improprement Table de Peutinger. Sur le haut de la première feuille, six lettres imposantes, grâce, s’incruste, face à Nimègue et à Xanten, sur la rive droite du Rhin : Francia[1].

C’était encore, en ce IVème siècle, la France à géographie variable. Quand les franks bougeaient, la France changeait de place. La tortue et sa carapace. Devenue alliés (« fédérés ») des Romains, les franks s’installent dans les bouches du Rhin, côté occidental (les actuels Pays-Bas). Puis ils font tache du huile vers le sud, repoussant la frontière toujours plus loin : Tournai, la Somme, la Seine, la Loire... Chaque fois, la France doit suivre, mais nous n’en avons aucune mention contemporaine. Lorsqu’en 508 et Clovis est habilité le siège du royaume à Paris, tout le pays alentour, c’est inévitable, va porter le nom de France.

Ceux qui entourent le conquérant sont appelés les franks Saliens du nom de la Sala (l’IJsel des néerlandais), un bras du Rhin formant delta ou stationnaient leurs ancêtres. Combien sont-ils donc que ces franks ? Seulement cent mille, estime-t-on. Et les Burgondes ? Cinquante mille. Pour les assimiler, il y a entre six et dix millions de Gaulois (que l’on nomme des « Romains »).

Au VIème siècle, l’implantation a pris. Penché sur son papyrus en quête des origines des franks, Grégoire de Tours use cette fois du mot. Il suit le voyage du mot France jusqu’à son terme. En 567 – 568, il est dans la région parisienne : in Francia veniens… . La France est désormais une « certaine idée ».Carte-de-France---VIe-siecle.jpeg

Face au pluriel Gaules, notions géographiques, largement, très largement, utiliser encore, le singulier Frans est, lui, chargé d’un contenu politique. Au-delà même de son nom, la France reçoit, en ce temps, sa légitimité. Son indépendance est reconnue en ce VIème siècle par la principale autorité de l’Occident. Alors que le conquérant romain avait nié la personnalité gauloise en la noyant dans l’annexion administrative et le génocide culturel, l’empereur de Byzance Justinien reconnaît la France. Le 13 août 554, il publie sa Pragmatique sanction où il déclare l’Italie partie intégrée de l’empire d’Orient et affirme son autorité sur le pape de Rome lui-même. Pas un mot sur la France. Pour lui, elle est libre et indépendante. Son Codex (529, son Digeste (533) et les Novelles (535 – 555) ont force de loi de la frontière perse à l’Espagne, du Danube au Sahara. Non en France. Ici, ce sont la lex salica, la loi Gombette, le bréviaire d’Alaric ou le vieux code théodosien qui composent le corpus juridique[2].

Seize ans plus tôt, en 538, l’empereur Justinien s’était étranglé de surprise, si l’on en croit Procope de Césarée, en découvrant une pièce d’or frappées au nom de Tibère Ier. Esprit hardi et sûr de lui, ce roi frank avait compris que battre monnaie à son nom était un fondement indispensable de la souveraineté.

Dans la déclaration implicite mais minutieuse du droit des états, une nation reçoit son acte de naissance le jour où lui est reconnue l’aptitude à vivre sous ses propres lois et à battre sa propre monnaie. Voilà qui est fait. En réalité, au-delà du droit et des emblèmes, la France est seulement en train de naître dans l’alliage gallo-frank.

 

[1]Cette France rhénane est aussi mentionnée par La Cosmographie de l’Anonyme de Ravenne : «quae dicitur Francia rhinensis… »

[2]Le code de Justinien ne sera connu en France que six siècles plus tard en 1137.

 

Source : Brunehilde La première Reine de France, Roger-Xavier Lanteri éd. France Loisirs

Image : http://www.lefauteuildecolbert.fr

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16 décembre 2013 1 16 /12 /décembre /2013 08:25

Extrait de l'ouvrage "Erreurs et mensonges historiques" par M. CH. Barthélemy (membre de l'Académie de la Religion Catholique de Rome), publié en 1863.

 

 

COURBE LA TÊTE, FIER SICAMBRE.

 

Le XVIIIè siècle — qui avait déjà la déplorable manie de dramatiser l'histoire — est l'inventeur responsable de ce prétendu mot historique, que saint Rémi n'a jamais prononcé en baptisant le premier roi chrétien de France.

C'est en vain qu'on feuilleterait nos historiens les plus sérieux, pour y trouver cette parole aussi peu chrétienne que peu politique ; elle n'y est pas.

Saint Grégoire de Tours, le père de notre histoire, racontant la conversion et le baptême de Clovis, dont il tenait les détails de la bouche des fils du roi franc, s'exprime ainsi :

« Le roi demanda le premier le baptême au pontife. Nouveau Constantin, il s'avance vers le bain qui doit guérir en lui la vieille lèpre et laver dans une eau nouvelle les taches qui souillaient sa vie passée. Comme il était entré pour recevoir le baptême, le saint de Dieu commença de sa bouche éloquente, en disant :

— Fléchis le cou, Sicambre adouci ; adore ce que tu brûlais, brûle ce que tu adorais (1). »0129.JPG

Milis depone colla Sicamber, — dit le texte latin.

La traduction de cette parole —que nous venons d'emprunter à M. H. Bordier (2) — nous semble la meilleure et la plus exacte.

Voici comment divers historiens ont rendu ces mots : le père Daniel (3), « Humiliez-vous, Prince, sous la toute-puissante main du maître de l'Univers. »

Baillet (4), « Abaissez ici votre fierté, ô Sicambre, et pliez le cou sous le joug de Dieu. »

Godescard (5), « Humiliez-vous, ô Sicambre. »

Viallon (6), « Sicambre, baisse la tête et humilie ton cœur. »

Ces auteurs sont du XVIIIe siècle ; ils paraphrasent plutôt qu'ils ne traduisent.

 À notre époque*, M. Michelet (7) a traduit : « Sicambre, baisse docilement la tête, » et M. H. Martin (8) : « Adoucis-toi, Sicambre, et courbe la tête. »

C'est mieux, mais ce n'est pas encore la vraie traduction, dont la palme est à M. H. Bordier.

Fier Sicambre est d'ailleurs un pléonasme si fort, si manifeste, qu'il aurait dû sauter aux yeux. Sicambre veut dire fier et même féroce ; pourquoi répéter deux fois le même mot ?

Milis Sicamber est la parole dont se servit saint Remy ; elle est fort belle — avons-nous dit ailleurs (9), — en ce qu'elle présente un contraste admirable entre Clovis païen (Sicamber) et Clovis devenu chrétien (milis). La douceur, voilà la vertu à laquelle Jésus-Christ veut qu'on reconnaisse ses disciples : Discite à me, quia milis sum, et humilis corde (10). Beati, mites, quoniam ipsi possidebunt terram (11).

« Apprenez de moi que je suis doux et humble de coeur. »

« Bienheureux ceux qui sont doux, parce qu'ils posséderont la terre. »

 Le prêtre Fortunat, dans les Actes de saint Médard, dit, en parlant de Clotaire I, fils de Clovis : Mitis Sicamber (le doux Sicambre), lui conservant ainsi comme un surnom l'épithète que saint Remy avait donnée à son père le jour de son baptême, et dont l'auteur gardait encore le souvenir au moment où il écrivait la vie du saint évêque de Noyon. (12)

Il y a plus encore. Ce nom de Sicambre indique la noblesse de la race d'où sortait Clovis ; les Sicambres étaient, en effet, une tribu importante — noble entre toutes, — de la nation des Francs.

Saint Remy appelait Clovis Sicambre, comme plus tard on a nommé Henri IV, un Bourbon, le premier des Bourbons.

Mitis Sicamber est à la fois une leçon chrétienne sous la forme d'un éloge et d'une prophétie, et c'est à ce double titre que saint Grégoire de Tours la nomme une parole éloquente (ore facundo).

On voit ce que, les arrangeurs des deux derniers siècles ont fait de l'éloquence de saint Remy, et ce n'est pas là le pire de leurs crimes, témoin le mot trop populaire faussement attribué à Henri IV : Paris vaut bien une messe, et tant d'autres !...

Mais, nous ont dit plusieurs personnes : « Avec toutes ces rectifications, que croire désormais ? Il faudra donc oublier tout ce qu'on nous a appris, en quelque sorte, à la mamelle. »

Hélas ! oui, et que ne saurions-nous pas, si nous pouvions oublier tout ce que nous savons et apprendre ce que nous ignorons !...

Non-seulement la belle parole de saint Remy a été gâtée parles arrangeurs d'histoire, mais ils n'ont pas respecté davantage le reste de ce magnifique épisode du baptême de Clovis.

« La mise en scène — dit spirituellement M. E. Fournier (13), — a complètement dénaturé le tableau. Elle n'est nulle part plus fausse et plus affligeante que dans le livre de Scipion Dupleix (14). Il nous montre le roi franc inclinant, à la voix de l'évêque, sa tête frisée et parfumée. On croit assister au sacre de Louis XIV, recevant, en perruque in-folio, la couronne de ses ancêtres :

« L'heure de la veille de Pâques, à laquelle le roi devait recevoir le baptême de la main de saint Remy, étant venue, il s'y présenta avec une contenance relevée, une démarche grave, un port majestueux, très richement vêtu, musqué, poudré, la perruque pendante, curieusement peignée, gauffrée, ondoyante, crêpée et parfumée, selon la coutume des rois français. Le sage prélat, n'approuvant pas telles vanités, mêmement en une action si sainte et religieuse, ne manqua pas de lui remontrer qu'il fallait s'approcher de ce sacrement avec humilité ! »

Voilà comment Scipion Dupleix paraphrase ou plutôt travestit la parole de saint Remy.

Dans Sicambre, il a trouvé la perruque que l'on vient de voir.

Voilà comme on entendait la traduction, à cette époque, et puis fiez-vous aux arrangeurs de tels arrangeurs.

  

 

(1) Historia eccletiastica Francorum, iib. II, cap. xxxi.

(2) H. Bordier, traduction nouvelle de VHistoire ecclésiastique des Francs, par saint Grégoire, etc. (2 vol. in-18, Didot, Paris, 1859), tomel, p 90 et 91,

(3) Histoire de France (1755. in-4), tomel, p. 28.

(4) Vies des Saints, \" octobre, saint Bcmy.

(5) Vies des Pérès, etc., 1" octobre, saint Remy.

(6) Clovis Je Grand, premier roi chrétien, etc. (1788, ia-12), p. 265.

(7) Histoire de France (2« édit. 1835), tome 1, p. 199.

(8) Histoire de France (4' édit. 1855), tome I, p. 424 et 425.

(9) Dans notre traduction annotée de la Vie de saint Eloi, par saint Ouen (1853,in-8). Introduction, p. 14, note*.

(10) Saint Mathieu, XI, 29.

(11) Saint Mathieu, V, 4.

(12) Apud dom Luc d'Achery : Spieilegium, p. 73 du vol. de l'édit. in-fol.

(13) L'Esprit dans l'Histoire (2- édit.), p. 56.

(14) Histoire générale de France (1639), tome I, p. 58

 

* Ouvrage publié au XIXè siècle

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14 décembre 2013 6 14 /12 /décembre /2013 07:56

ESSAI SUR LA CONDITION DES BARBARES ÉTABLIS DANS L'EMPIRE ROMAIN AU IVè SIÈCLE

 

CHAPITRE VII - LES BARBARES DIGNITAIRES DE L'EMPIRE

 

Rois barbares patrices.

 

À partir de cette époque l’élément barbare devient le véritable élément dominateur ; l’équilibre se trouve rompu. Ce ne sont plus les Barbares qui cherchent à imiter les Romains ; ce sont au contraire les Romains qui prennent modèle sur les Barbares. On adopte leurs usages, leurs costumes, leurs armes, leurs chants de guerre ; il y a une sorte d’engouement général pour eux ; les modes de Constantinople se règlent sur la Germanie[51]. On veut avoir comme eux de longues et belles chevelures blondes, porter comme eux des hautes chausses (zanchæ), des pantalons (braccæ) ; le barritus est enseigné et répandu dans toutes les armées romaines comme l’accent le plus mâle et le plus digne de préluder aux combats. La cour de Gratien avait déjà donné ce funeste exemple. Le jeune empereur, plein d’ardeur, passionné pour la chasse comme pour la guerre, se sentait attiré vers les Barbares dont les goûts étaient plus conformes aux siens que ceux des Romains[52]. On le voyait souvent vêtu à la manière des Barbares, abandonnant la toge ou le paludamentum pour les fourrures et les peaux de bêtes dont s’affublaient les Germains[53]. Ceux des Romains qui conservaient le culte des traditions nationales voyaient dans cette transformation des usages de la vie matérielle un signe précurseur de la chute de l’Empire[54] ; ils s’en alarmaient et reprochaient à Gratien son penchant pour les Barbares, comme on l’avait déjà reproché à Constantin ; mais leur voix n’était plus écoutée. Le rhéteur Themistius nous parle de statues élevées aux rois barbares à côté de celles des autres personnages illustres de l’État,  dans la curie de Constantinople comme à Rome sur le forum de Trajan[55]. On regardait avec un œil d’envie ces nouveaux venus dont la faveur grandissait tous les jours et que la munificence impériale comblait d’honneurs. Un évêque du temps, Synecius, dans un de ses écrits où il trace au fils de Théodose les devoirs et les obligations de la royauté, déclare qu’en Orient Goth est devenu synonyme d’homme et Romain celui de femme[56].

Il y eut plus tard, vers la fin du IVe siècle, sous les fils de Théodose, Arcadius et Honorius, quelques tentatives pour réagir contre l’envahissement des modes empruntées aux Barbares et qui avaient un si grand succès. On voulut les proscrire, soit à Rome, soit dans les provinces voisines de Rome comme contraires à la majesté et à la dignité de l’ancienne capitale de l’Empire. Deux rescrits, datés l’un de l’an 397[57], l’autre, un peu postérieur, de l’an 416[58], interdisent formellement, sous peine de l’exil et de la confiscation des biens, l’usage, dans la ville de Rome ou les environs, des hautes chausses, des pantalons, des longs cheveux, des fourrures, même pour les esclaves.

Quel résultat, quelle autorité pouvaient avoir de semblables décrets, tandis que les deux princes qui les avaient signés se trouvaient eux-mêmes gouvernés, l’un par le Gaulois Rufin, l’autre par le Vandale Stilicon ? Rufin, d’abord commandant des troupes palatines[59], s’était élevé successivement par le consulat et la préfecture du prétoire à un degré de puissance qui le rendait le véritable maître des affaires[60]. Il exerça à Constantinople le pouvoir absolu sous le nom d’Arcadius pendant plusieurs années, en profita pour acquérir une immense fortune, voulut marier sa fille avec le jeune prince et songeait à usurper l’Empire lorsqu’une de ces conspirations de palais alors si fréquentes déjoua ses plans et le renversa.

Stilicon n’avait rien de commun avec le favori d’Arcadius. C’est une grande figure : par son mérite personnel, par sa supériorité incontestable, par ses talents militaires et politiques, il était digne du choix de Théodose et de l’influence qu’il exerça sur son pupille Honorius. Son père avait déjà servi dans les armées romaines et commandé une aile de cavalerie des Vandales auxiliaires[61]. Il se fit remarquer de bonne heure, fut placé lui-même  à la tête des légions et devint, après la mort du grand Théodose, tuteur du plus jeune da ses fils, régent de l’empire d’Occident[62]. Cette position dans laquelle il se maintint pendant quatorze ans (395-408), lui permit de, déployer les éminentes qualités dont il était doué. La situation de l’Empire était alors des plus critiques. Menacé de toutes parts par ses ennemis du dehors, miné au dedans par une dissolution sans exemple, il n’avait plus que les apparences de la vie. Stilicon, par son habileté, par son activité prodigieuse, sut faire face à tous les dangers et arrêter les progrès du mal. La brillante victoire de Pollentia sur les hordes germaniques conduites par Radagaise sauva l’Italie et augmenta encore sa puissance[63]. On se crut délivré des Barbares ; ce fut une explosion de joie, un concert universel de louanges dont le poète Claudien se fit l’interprète dans ses vers[64]. Le faible, le lâche Honorius, enfermé dans son palais de Ravenne, où il se trouvait plus en sûreté qu’à Rome, ne voulut point écouter les conseils de son ministre, profiter de la paix conclue avec Alaric pour s’emparer de l’Illyrie et assurer sa prépondérance en Orient de manière à concerter une action commune des deux empires0176b.jpg contre les Barbares. Il aima mieux prêter l’oreille aux accusations de ses courtisans qui, jaloux de Stilicon, cherchaient à le perdre dans l’esprit du maître en le représentant comme un ambitieux dont le but unique, après avoir rempli le palais et les armées de ses créatures, marié ses deux filles à l’empereur[65], était de se faire couronner et de supplanter Honorius. Stilicon succomba ; car il ne sut pas ou ne voulut pas déjouer les complots de ses ennemis ; sa mort fut une perte irréparable dans les circonstances où était placé l’Empire. L’historien Zosime loue sa modération, sa probité, et, dans son admiration pour ce grand homme, il ne néglige point de nous indiquer la date précise de sa mort qui eut lieu en 408, le 10 des kalendes de septembre (23 août), sous le consulat de Bassus et de Philippe[66].

Le patriciat, nouvelle dignité créée par Constantin, supérieure même à la préfecture du prétoire, devint également, dès cette époque, l’objet de l’ambition des Barbares[67]. Les patrices, pères de l’empereur et de la patrie, ne cédaient le pas qu’aux consuls[68] ; nommés à vie, ils siégeaient de droit dans le consistorium et prenaient rang immédiatement après le souverain. Aucune fonction particulière n’était attachée à ce titre honorifique et personnel ; mais ceux qui en étaient revêtus occupaient déjà les premiers emplois et présidaient le conseil des ministres en l’absence de l’empereur ou du consul. C’était la plus haute récompense qui pût être décernée par le prince. Durant tout le Ve siècle, nous la trouvons conférée soit à des Romains, soit à des Barbares. Le Suève Ricimer, gendre d’Anthemius, qui exerça jusqu’à sa mort une véritable tutelle sur les empereurs d’Occident, les faisant et les défaisant à son gré, était patrice. Les rois barbares eux-mêmes ne dédaignèrent point de briguer le patriciat dont ils se faisaient gloire bien plus que de leur propre royauté[69]. Comme maîtres de la milice et comme patrices, ils étaient reconnus partout pour les lieutenants de l’empereur ; leur autorité dans tous les pays qu’ils avaient occupés ou conquis devenait incontestable et légitime aux yeux de la population romaine[70]. Gundéric, Gondebaud, Chilpéric, Sigismond, Childéric, Clovis, presque, tous les rois bourguignons ou francs, furent maîtres de la milice ou patrices. Cette tradition de respect pour les dignités romaines se perpétua jusque dans le moyen âge, et, quand Charlemagne, l’an 800, fut couronné à Rome par le pape Adrien Ier, il s’intitula le restaurateur de l’empire d’Occident.

 

[51] Opitz, p. 38-39.

[52] Ammien, lib. XXXI, c. X.

[53] Aurelius Victor, Épitomé, c. XLVII.

[54] Cod. Théod., XIV, tit. 10, Paratitlon.

[55] Themistius, Orat., XV, p. 190-191.

[56] Synecius, In oratione de regno.

[57] Cod. Théod., XIV, tit. 10, loi 2.

[58] Cod. Théod., XIV, tit. 10, loi 4.

[59] Zosime, lib. IV, c. LI.

[60] Zosime, lib. IV. c. LII.

[61] Opitz, p. 31.

[62] Zosime, lib. V. c. I. — Opitz, p. 39.

[63] Zosime, lib. V, c. XXVI.

[64] Claudien, De laudibus Stilichonis.

[65] Zosime, lib. V, C. XXVIII.

[66] Zosime, lib. V, c. XXXIV.

[67] Zosime, lib. II, c. XL.

[68] Cassiodore, Var., VI, 2.

[69] L’abbé Dubos, liv. III, c. IV.

[70] L’abbé Dubos, liv. II, c. IV.


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11 décembre 2013 3 11 /12 /décembre /2013 18:19

Ingonde : lui a donné six enfants. Les deux aînés, Gonthier et Childéric, sont morts très jeune. La seule fille, Chlosinde, a épousé le roi lombard Alboïn. Restent trois garçons, Caribert, Gontran et Sigebert.0173.jpg

 

Arégonde : on ne connait qu'un fils, Chilpéric.

 

Gontheuque : pas d'enfant de cette union

 

Radegonde : pas d'enfant non-plus

 

Chunsinde : Chramne, pendant longtemps le fils préféré de Clotaire jusqu'à ce que celui-ci s'oppose à son père, ce qu'il paiera de sa vie.

 

Vuldetrade : avant que Clotaire la renvoie sous la pression des évêques et la marie à un leude, celle-ci lui a probablement donné un fils, Gondovald, que Clotaire a refusé de reconnaître.

 

 

 Source : Frédégonde, épouse de Chilpéric Ier. Anne Bernet éd. Pygmalion

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7 décembre 2013 6 07 /12 /décembre /2013 08:48

ESSAI SUR LA CONDITION DES BARBARES ÉTABLIS DANS L'EMPIRE ROMAIN AU IVè SIÈCLE

 

Chapitre VII - LES BARBARES DIGNITAIRES DE L'EMPIRE

 

Les Barbares consuls ou maîtres de la milice : Dagalaiphe, Merobaudes, Arbogaste, Stilicon.

 

L’influence des Barbares, pendant toute la seconde moitié du IVe siècle, fut considérable. Ils étaient partout, avaient envahi successivement les armées, les magistratures, la cour, les conseils du prince ; on pouvait leur appliquer ce que Tertullien disait un siècle auparavant des chrétiens[22] : Nous ne sommes que d’hier et cependant nous remplissons vos places, vos maisons, vos palais. Dans quel lieu pénétrerez-vous sans nous y rencontrer ?

Parmi tous ces peuples de la Germanie, appelés à fournir à l’Empire des capitaines, des généraux, des hommes d’État, des ministres, les Francs tiennent la première place ; leurs noms dominent tous les autres. A chaque page d’Ammien Marcellin nous retrouvons quelqu’un des leurs mêlé aux événements et à la politique. Lorsque Constantin leur accordait toutes ses faveurs, il ne prévoyait point que son fils Constance se verrait disputer l’héritage paternel par l’usurpateur Magnence, fils d’un de ces Barbares admis dans la Gaule à titre de Læti, et qui du commandement de deux légions, les Joviens et les Herculéens, s’éleva jusqu’à la pourpre impériale. Acclamé par le peuple, salué Auguste par les soldats, Magnence força l’empereur Constant à fuir en Espagne et à s’y donner la mort, puis, à la tête d’une armée composée principalement de Francs et de Saxons, il tint en échec Constance pendant plusieurs années, jusqu’à ce que la trahison d’un autre Franc, Silvanus, fît tourner la fortune du côté de son rival. La plupart des corps d’élite dont se composaient les troupes palatines avaient pour chefs des Barbares, des Francs : ces emplois étaient recherchés et avaient une grande importance par le crédit qu’ils assuraient à la cour et dans l’entourage du prince. Un Bainobaudes, tribunus scutariorum, un Malarichus, rector Gentilium, un Agilon, tribunus stabuli, un Dagalaiphe, comes domesticorum, un Balchobaudes, tribunus armaturarum[23], étaient de vrais personnages politiques dans une monarchie telle que celle du Bas-Empire ; ils avaient la main dans toutes les intrigues, dans tous les partis, et dans les révolutions de palais. C’est ainsi que Malarichus, voulant sauver son compatriote Silvanus, sur qui pesaient les plus graves soupçons, réunit tous les Francs, employés comme lui à la cour et faillit soulever une tempête par le ton de sa protestation[24].

Le conseil particulier du prince (Consistorium)[25], où se prenaient toutes les décisions importantes, d’où partaient les rescrits impériaux, n’avait point de secret pour les Barbares : ils y occupaient une large place ; parfois même ils s’y trouvaient en majorité. Ce conseil, revêtu des principales attributions de l’ancien sénat et qui ressemblait beaucoup à un conseil des ministres, se composait des premiers fonctionnaires, ayant le titre et le rang d’illustres et résidant à la cour : du préfet du prétoire (Præfectus Prætorio Præsens), du maître de la milice (Magister militum Præsentalis), du maître des offices (Magister Officiorum), du questeur du palais (Quæstor sacri Palatii), du comte des largesses (Comes S. S. Largitionum) et du comte du domaine privé (Comes Rerum Privatarurn)[26]. On y avait adjoint un certain nombre de comtes de première classe (Comites primi ordinis Consistoriani) et de comtes honoraires ou anciens fonctionnaires, ayant voix délibérative (Comites Vacantes)[27].

Les chefs barbares, après avoir commandé des corps auxiliaires, ou même les troupes palatines, composées en partie d’étrangers, arrivaient facilement au grade de maîtres de la milice, et dès lors ils avaient leur entrée dans le consistorium où leur avis prévalait souvent comme dans les conseils de guerre. Silvanus était maître de la milice, pedestris militiæ rector, quand ses rivaux ourdirent contre lui cette conspiration à laquelle il crut échapper en se faisant proclamer empereur à Cologne[28]. Dagalaiphe, d’abord comte des domestiques, comes domesticorum, était maître de la cavalerie, magister equitum, à la mort de Jovien, pendant la désastreuse retraite de l’armée romaine engagée au cœur de la Perse. Il eut part comme tous les grands dignitaires civils et militaires de l’Empire à l’élection de Valentinien[29], et, quand ce dernier voulut s’adjoindre Valens pour collègue, ce fut ce même Dagalaiphe qui seul osa élever la voix et tenir ce digne langage : Si tu considères l’intérêt de ta famille, très excellent empereur, choisis ton frère ; si tu préfères l’intérêt de l’État, cherche ailleurs[30]. La franchise du Barbare ne diminua point son crédit à la cour ; ce qui le prouve, c’est que, deux ans plus tard, il partageait les honneurs du consulat avec Gratien, le fils de Valentinien[31].

A la mort de Valentinien Ier, frappé, sur les bords du Danube, d’une attaque d’apoplexie foudroyante, à la suite d’un violent accès de colère[32], ce fut le Franc Merobaudes, dont le talent et l’habileté étaient universellement reconnus[33], qui sauva la couronne du jeune Valentinien, âgé de quatre ans. Ce Barbare sut prévenir tous les complots, se hâta de faire proclamer le jeune prince, résidant alors avec l’impératrice Faustine, sa mère, dans une maison de campagne voisine, fit ratifier l’élection par un conseil rassemblé immédiatement, et conduisit l’héritier de Valentinien dans le camp, où les soldats le saluèrent Auguste, six jours après la mort de son père, avant même que son frère aîné, Gratien, eût été consulté sur le choix d’un nouveau collègue[34]. Le consulat, décerné à Merobaudes quelques années après (377)[35], et qu’il partagea avec Gratien lui-même, fut la récompense de son dévouement à la famille impériale. Faut-il voir dans ce Flavius Merobaudes, consul l’an 377, le même personnage que celui auquel fut érigée plus tard, sur le forum de Trajan, une statue d’airain[36] ; pour récompenser la double gloire qu’il avait acquise dans les armes et dans les lettres ? Il est plus vraisemblable de supposer qu’il y eut plusieurs Merobaudes, appartenant à une même famille d’origine franque et dont plusieurs membres s’illustrèrent soit comme guerriers, soit comme orateurs ou comme poètes[37]. Il est certain que les Barbares, mêlés à la haute société romaine, très versés dans la langue de Rome, qu’ils avaient souvent apprise dès leur enfance, cultivèrent avec succès la poésie latine et trouvèrent parfois des accents dignes de la muse de Virgile[38]

Un autre Franc, également illustre, Mallobaudes, qu’il ne faut pas confondre avec Merobaudes, fournit une longue carrière au service de Rome et occupa successivement différents grands militaires importants. Chef du corps des armaturæ (tribunus armaturarum), en 354, il fut chargé, en compagnie de deux courtisans émérites, le grand chambellan Eusebius et le secrétaire d’État Pentadius, d’une mission secrète auprès du César Gallus, gardé à vue dans une ville d’Istrie, à Pola, par ordre de Constance[39]. Plus tard nous le retrouvons à la cour, mêlé à cette coterie  d’étrangers dont le crédit, supérieur à celui des Romains, s’exerçait sans obstacle et, pour ainsi dire, sans limite[40]. Enfin, à l’époque où Valens, menacé par les hordes barbares auxquelles il avait accordé une imprudente hospitalité, appela son neveu Gratien au secours de l’Orient, Mallobaudes était comte des domestiques, comes domesticorum, tout en conservant le titre de roi d’une tribu franque, rex Francorum[41]. On lui conféra, de concert avec le général Nanniénus, la charge de commander les troupes destinées à opérer contre les Lentienses. Mallobaudes avait les qualités de sa race ; c’était un brave et intrépide guerrier. Contrairement à Nanniénus, qui craignait de hasarder les chances d’une bataille, il pressait de marcher à l’ennemi : son ardeur entraîna les autres, et le succès du combat justifia pleinement ses prévisions : la victoire fut complète, éclatante, malgré la supériorité numérique des Barbares, vaincus cette fois encore par la discipline romaine[42].

Il semble qu’à cette époque l’Empire soit condamné à chercher ses meilleurs et ses plus fidèles appuis parmi les étrangers, signe d’une profonde et irrémédiable décadence. Cette terre d’Italie, autrefois si féconde en grands hommes, magna parens virum[43], suivant la belle expression du poète, et qui avait donné au monde entier des capitaines, des législateurs, des maîtres, ne se suffisait plus à elle-même ; après avoir absorbé dans son sein les éléments de vie et de richesse des peuples soumis à sa domination, elle se voyait réduite à tirer du dehors ses propres généraux, ses magistrats, ses chefs, comme elle en tirait sa subsistance ; or, il n’y avait alors dans le monde que Rome et les Barbares ; c’était donc aux Barbares qu’elle combattait tous les jours et qui la menaçaient dans son existence qu’elle était, obligée de recourir pour sa défense et son gouvernement. Il fallait le prestige de sa civilisation, de ses honneurs, de ses dignités, de son nom, pour faire ainsi de ses ennemis de la veille les amis du lendemain.

Les Barbares n’étaient point insensibles à cette grandeur qui avait survécu à tous les désastres de l’Empire ; ils se sentaient attirés par l’éclat incomparable d’une cour dont les splendeurs dépassaient tout ce que leur imagination avait pu rêver, et par la supériorité intellectuelle d’une société plus corrompue peut-être, mais plus policée que la leur. Les chefs surtout, élevés la plupart à Rome ou d’après les leçons de Rome, adoptaient volontiers une nouvelle patrie, mieux faite pour eux que les déserts de la Germanie. On est frappé des qualités remarquables qu’ils déployèrent, soit à la tête des armées romaines, soit dans les conseils publics. Habitués dès l’enfance à la guerre, car les Germains étaient tous soldats, à une vie sobre et austère, aux fatigues, aux privations de tous genres, ils étaient admirablement préparés à devenir d’excellents généraux ; accoutumés aussi, en raison de la constitution même de leurs tribus, à prendre une part active à toutes les affaires publiques, à toutes les délibérations de la commune, où chacun exprimait et discutait librement son opinion[44], ils acquéraient un certain sens politique, une fermeté de langage qui contrastait singulièrement avec les déclamations et les flatteries des rhéteurs romains. Quelle fierté, quelle force de caractère, quelle indomptable énergie dans ces rois et ces princes de la Germanie ! Les portraits que nous en ont laissés les historiens, les écrivains sacrés, les chroniqueurs, bien qu’idéalisés parfois, attestent de riches et puissantes natures dont les défauts se trouvaient rachetés par d’éminentes vertus. Le Franc Arbogaste, qui a joué un rôle si considérable sous les règnes de Gratien et de Valentinien II, nous est représenté par Zosime comme dévoué aux Romains, plein de désintéressement, incorruptible et très versé dans l’art militaire[45]. Les mêmes éloges sont accordés à un autre général barbare, le fameux Bauto, qui appartenait également à la nation franque, qui avait mis son épée ainsi que ses talents au service de Rome et dont la fille Eudoxie devait plus tard, en épousant l’empereur Arcadius, monter sur le trône de Constantinople[46].

De tels hommes étaient appréciés et méritaient de l’être. Mais, quel que fût leur dévouement à l’Empire, ils ne pouvaient oublier complètement leur première origine. Leurs exigences croissaient avec l’élévation de leur rang. Du moment où ils se sentaient indispensables, où ils disposaient de l’armée, seule et principale force de l’État, il leur était permis de tout oser impunément et de braver une autorité dont ils connaissaient mieux que personne la faiblesse et l’impuissance. Les Barbares ne résistaient guère cette tentation ; une fois parvenus aux dignités romaines, leur ambition n’avait plus de bornes. Arbogaste lui-même en fournit un éclatant exemple. Non content du poste qu’il occupait à la mort de Gratien, il profita de son crédit à la cour et sur les soldats, ainsi que de la jeunesse de Valentinien, pour prendre de son chef le commandement de toutes les troupes et le titre de maître de la milice. Son ascendant sur le jeune prince qui le craignait et n’osait lui résister n’empêcha point Valentinien de ressentir l’humiliation d’un pareil affront ; il le dévora d’abord en silence, mais finit par vouloir faire acte d’autorité. Un jour qu’il était assis sur son trône, il vit Arbogaste venir à lui, lui lança un regard courroucé et lui tendit un papier où était écrite sa révocation. Le fier Barbare, après l’avoir lu, se contenta de répondre à son maître : Ce n’est pas de vous que je tiens mon pouvoir ; vous n’avez pas le droit de me l’enlever ; puis il déchira le papier, le jeta et sortit[47]. Cette scène jette un jour singulier sur les rapports qui pouvaient exister entre les empereurs et les Barbares dont ils étaient entourés. Arbogaste n’attendit pas que Théodose, appelé par le jeune Valentinien, vînt punir sa rébellion. Il résolut de se débarrasser de Valentinien, choisit le moment où le prince s’exerçait avec quelques soldats sous les murs de Vienne dans les Gaules, fondit sur lui à l’improviste et le frappa mortellement ; puis, dédaignant de se faire proclamer lui-même empereur, il revêtit de la pourpre le rhéteur Eugène, une de ses créatures[48]. Mais il avait compté sans Théodose qui ne voulut point reconnaître le nouvel empereur, se déclara le vengeur de son parent et remporta dans les passages des Alpes une victoire décisive à la suite de laquelle Eugène eut la tête tranchée et Arbogaste se donna la mort pour ne pas tomber vivant entre les mains du vainqueur[49]. Un Barbare avait été le principal auteur du couronnement de Valentinien ; un autre Barbare fut l’auteur de sa chute. Dans cette même bataille où Théodose triompha du rhéteur Eugène ainsi que d’Arbogaste, les Barbares fédérés, désignés par Zosime sous le nom de légions barbares, comme pour mieux marquer qu’il n’existait plus aucune différence entre les soldats romains et les soldats étrangers, étaient commandés par Gainas, tandis que les troupes romaines proprement dites avaient à leur tête un autre Barbare, le Vandale Stilicon, allié à la famille impériale, par son mariage avec Séréna, la nièce de Théodose[50].

 

[22] Tertullien, Apologétique, c. XXXVII.

[23] Ammien, passim.

[24] Ammien, lib. XV, c. V.

[25] Ammien, Index, II, Consistorium.

[26] Ammien, Index, II, Consistoriani.

[27] Böcking, Not. Imp. Occid., p. 298. — Ibid., p. 303. — Cod. Théod., VI, tit. 12, De comitibus consistorianis, Paratilon. — Humbold, De Consistario Principis opusculum. — Hollweg, III, p. 17 ; p. 94 et suiv.

[28] Ammien, lib. XV, c. V.

[29] Ammien, lib. XXVI, c. I.

[30] Ammien, lib. XXVI, c. IV.

[31] Ammien, lib. XXVI, c. IX.

[32] Ammien, lib. XXX, c. VI, passim.

[33] Ammien, lib. XXX, c. X. — Zosime, lib. IV, c. XVII.

[34] Ammien, lib. XXX, c. X.

[35] Ammien, lib. XXXI, c. VIII.

[36] Orelli-Henzen, n° 1183.

[37] Saint-Martin (édition de l’Histoire du Bas-Empire de Lebeau), t. VI, p. 177, note 3. — Ozanam, Études germaniques, t. III des œuvres complètes, c. VI, p. 339 et suiv.

[38]Relliquiæ Merobaudis, edidit Niebuhr. Bonn, 1824.

Saint-Martin, dans son commentaire de Lebeau (Hist. du Bas-Empire, t. VI, liv. XXXII, p. 177, not. 3), consacre un article spécial à la question des deux Merobaudes.

On ne peut admettre que Fl. Merobaudes, consul d’abord en 377, puis en 383, soit le même que Fl. Merobaudes, auteur du Panégyrique d’Aétius et de divers fragments publiés par Niebuhr sous le titre de Fl. Merobaudis Carminum Panegyricique reliquice in membranis Sangallensibus, Bonn., 1824.

L’inscription découverte à Rome en 1813 (Orelli-Henzen, n. 1183) et gravée sur la base d’une statue élevée à Fl. Merobaudes dans le Forum Ulpianum par ordre des empereurs Théodose et Valentinien le jeune, est de 435 (Dedicata IIII Kal. Aug. Conss. D D. N N. Theodosio XV et Valentiniano IIII).

On pourrait supposer qu’elle lui fut érigée après sa mort. Mais le Panégyrique d’Aétius est évidemment postérieur à la date de l’inscription : on y parle de la paix faite avec Genséric et de la prise de Carthage ; il n’a donc pu être composé que pour le troisième consulat d’Aétius, c’est-à-dire en 446. Or, quelle que fût alors la limite d’âge fixée pour le consulat, limite très variable sous les empereurs qui la modifiaient à leur gré, il n’est point vraisemblable que Fl. Merobaudes, consul pour la première fois l’an 377, ait vécu jusqu’en 446. L’inscription, du reste, ne mentionne point le consulat dont parle M. Ozanam ; on y lit seulement V. S. (Vir Spectabilis.)

La Chronique d’Idatius nous apprend que Fl. Merobaudes, gendre d’Asturius, qui fut consul en 449, succéda à son beau-père en qualité de maître de la milice et remporta de brillants succès sur les Bagaudes d’Espagne. (Asturio, magistro utriusque militiæ, gener ipsius successor ipsi mittitur Merobaudis, natu nobilis... Brevi tempore potestatis suæ Aracellinatorum frangit insolentiam Bacaudarum). Comme son beau-père, il cultiva aussi la poésie et son nom figure avec honneur dans cette école poétique des Gaules du Ve siècle, qui comptait parmi ses plus illustres représentants Sidoine Apollinaire et Ennodius (Rossi, Bulletin d’archéologie chrétienne, 1871, 3e fascicule, p. 118). Nous nous expliquons dès lors très bien cette double illustration de la plume et de l’épée que rappelle l’inscription : Ingenium fortitudini ut doctrinæ natum stilo et gladio pariter excercuit.

M. Ozanam consacre plusieurs pages à Fl. Merobaudes ; il cite plusieurs passages des fragments de ses œuvres pour nous donner une idée du talent poétique de ce Barbare tellement imbu de la civilisation latine qu’il prenait parti dans ses vers pour Rome contre la Germanie :

Teutonicum Latiis hostem cum sterneret armis,

Tunc ad bella rudem nec adulto Marte ferocem.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

(Panég. d’Aétius, v. 194 et suivants.)

En effet, bien que Sidoine Apollinaire et d’après lui Sirmond en fassent un Espagnol, ortu Hispanus... (Sid. notæ Sirmondi ad excusatoriurn ad Felicem), il est certain que le nom de Merobaudes, commun à cette époque, est celui d’un Barbare et d’un Franc. Cette famille des Merobaudes, déjà ancienne et illustre, s’était en quelque sorte naturalisée dans l’Empire. Rien ne s’oppose à ce qu’on voie dans le Fl. Merobaudes de l’inscription (vir antiquæ nobilitatis) le descendant, le petit-fils de Merobaudes, roi franc, qui s’était attaché au service de Rome sous Valentinien Ier, et le fils d’un autre Merobaudes, duc d’Égypte en 384. Le petit-fils ajouta à l’illustration de ses ancêtres une nouvelle gloire, celle de l’écrivain (novæ gloriæ). La statue et l’inscription devaient perpétuer le souvenir de cette double gloire.

[39] Ammien, lib. XIV, c. XI.

[40] Ammien, lib. XV, c. V

[41] Ammien, lib. XXXI, c. X.

[42] Ammien, lib. XXXI, c. X.

[43] Virgile, Géorgiques, II, v. 173-174.

[44] Opitz, p. 38.

[45] Zosime, lib. IV, c. XXXIII.

[46] Zosime, lib. IV, c. XXXIII.

[47] Zosime, lib. IV, c. LIII.

[48] Zosime, lib. IV, c. LIV.

[49] Zosime, lib. IV, c. LVIII.

[50]

Zosime, lib. IV, c. LVII.


 
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