Extrait de l'ouvrage "Erreurs et mensonges historiques" par M. CH. Barthélemy (membre de l'Académie de la Religion Catholique de Rome), publié en 1863.
COURBE LA TÊTE, FIER SICAMBRE.
Le XVIIIè siècle — qui avait déjà la déplorable manie de dramatiser l'histoire — est l'inventeur responsable de ce prétendu mot historique, que saint Rémi n'a jamais prononcé en baptisant le premier roi chrétien de France.
C'est en vain qu'on feuilleterait nos historiens les plus sérieux, pour y trouver cette parole aussi peu chrétienne que peu politique ; elle n'y est pas.
Saint Grégoire de Tours, le père de notre histoire, racontant la conversion et le baptême de Clovis, dont il tenait les détails de la bouche des fils du roi franc, s'exprime ainsi :
« Le roi demanda le premier le baptême au pontife. Nouveau Constantin, il s'avance vers le bain qui doit guérir en lui la vieille lèpre et laver dans une eau nouvelle les taches qui souillaient sa vie passée. Comme il était entré pour recevoir le baptême, le saint de Dieu commença de sa bouche éloquente, en disant :
— Fléchis le cou, Sicambre adouci ; adore ce que tu brûlais, brûle ce que tu adorais (1). »
Milis depone colla Sicamber, — dit le texte latin.
La traduction de cette parole —que nous venons d'emprunter à M. H. Bordier (2) — nous semble la meilleure et la plus exacte.
Voici comment divers historiens ont rendu ces mots : le père Daniel (3), « Humiliez-vous, Prince, sous la toute-puissante main du maître de l'Univers. »
Baillet (4), « Abaissez ici votre fierté, ô Sicambre, et pliez le cou sous le joug de Dieu. »
Godescard (5), « Humiliez-vous, ô Sicambre. »
Viallon (6), « Sicambre, baisse la tête et humilie ton cœur. »
Ces auteurs sont du XVIIIe siècle ; ils paraphrasent plutôt qu'ils ne traduisent.
À notre époque*, M. Michelet (7) a traduit : « Sicambre, baisse docilement la tête, » et M. H. Martin (8) : « Adoucis-toi, Sicambre, et courbe la tête. »
C'est mieux, mais ce n'est pas encore la vraie traduction, dont la palme est à M. H. Bordier.
Fier Sicambre est d'ailleurs un pléonasme si fort, si manifeste, qu'il aurait dû sauter aux yeux. Sicambre veut dire fier et même féroce ; pourquoi répéter deux fois le même mot ?
Milis Sicamber est la parole dont se servit saint Remy ; elle est fort belle — avons-nous dit ailleurs (9), — en ce qu'elle présente un contraste admirable entre Clovis païen (Sicamber) et Clovis devenu chrétien (milis). La douceur, voilà la vertu à laquelle Jésus-Christ veut qu'on reconnaisse ses disciples : Discite à me, quia milis sum, et humilis corde (10). Beati, mites, quoniam ipsi possidebunt terram (11).
« Apprenez de moi que je suis doux et humble de coeur. »
« Bienheureux ceux qui sont doux, parce qu'ils posséderont la terre. »
Le prêtre Fortunat, dans les Actes de saint Médard, dit, en parlant de Clotaire I, fils de Clovis : Mitis Sicamber (le doux Sicambre), lui conservant ainsi comme un surnom l'épithète que saint Remy avait donnée à son père le jour de son baptême, et dont l'auteur gardait encore le souvenir au moment où il écrivait la vie du saint évêque de Noyon. (12).
Il y a plus encore. Ce nom de Sicambre indique la noblesse de la race d'où sortait Clovis ; les Sicambres étaient, en effet, une tribu importante — noble entre toutes, — de la nation des Francs.
Saint Remy appelait Clovis Sicambre, comme plus tard on a nommé Henri IV, un Bourbon, le premier des Bourbons.
Mitis Sicamber est à la fois une leçon chrétienne sous la forme d'un éloge et d'une prophétie, et c'est à ce double titre que saint Grégoire de Tours la nomme une parole éloquente (ore facundo).
On voit ce que, les arrangeurs des deux derniers siècles ont fait de l'éloquence de saint Remy, et ce n'est pas là le pire de leurs crimes, témoin le mot trop populaire faussement attribué à Henri IV : Paris vaut bien une messe, et tant d'autres !...
Mais, nous ont dit plusieurs personnes : « Avec toutes ces rectifications, que croire désormais ? Il faudra donc oublier tout ce qu'on nous a appris, en quelque sorte, à la mamelle. »
Hélas ! oui, et que ne saurions-nous pas, si nous pouvions oublier tout ce que nous savons et apprendre ce que nous ignorons !...
Non-seulement la belle parole de saint Remy a été gâtée parles arrangeurs d'histoire, mais ils n'ont pas respecté davantage le reste de ce magnifique épisode du baptême de Clovis.
« La mise en scène — dit spirituellement M. E. Fournier (13), — a complètement dénaturé le tableau. Elle n'est nulle part plus fausse et plus affligeante que dans le livre de Scipion Dupleix (14). Il nous montre le roi franc inclinant, à la voix de l'évêque, sa tête frisée et parfumée. On croit assister au sacre de Louis XIV, recevant, en perruque in-folio, la couronne de ses ancêtres :
« L'heure de la veille de Pâques, à laquelle le roi devait recevoir le baptême de la main de saint Remy, étant venue, il s'y présenta avec une contenance relevée, une démarche grave, un port majestueux, très richement vêtu, musqué, poudré, la perruque pendante, curieusement peignée, gauffrée, ondoyante, crêpée et parfumée, selon la coutume des rois français. Le sage prélat, n'approuvant pas telles vanités, mêmement en une action si sainte et religieuse, ne manqua pas de lui remontrer qu'il fallait s'approcher de ce sacrement avec humilité ! »
Voilà comment Scipion Dupleix paraphrase ou plutôt travestit la parole de saint Remy.
Dans Sicambre, il a trouvé la perruque que l'on vient de voir.
Voilà comme on entendait la traduction, à cette époque, et puis fiez-vous aux arrangeurs de tels arrangeurs.
(1) Historia eccletiastica Francorum, iib. II, cap. xxxi.
(2) H. Bordier, traduction nouvelle de VHistoire ecclésiastique des Francs, par saint Grégoire, etc. (2 vol. in-18, Didot, Paris, 1859), tomel, p 90 et 91,
(3) Histoire de France (1755. in-4), tomel, p. 28.
(4) Vies des Saints, \" octobre, saint Bcmy.
(5) Vies des Pérès, etc., 1" octobre, saint Remy.
(6) Clovis Je Grand, premier roi chrétien, etc. (1788, ia-12), p. 265.
(7) Histoire de France (2« édit. 1835), tome 1, p. 199.
(8) Histoire de France (4' édit. 1855), tome I, p. 424 et 425.
(9) Dans notre traduction annotée de la Vie de saint Eloi, par saint Ouen (1853,in-8). Introduction, p. 14, note*.
(10) Saint Mathieu, XI, 29.
(11) Saint Mathieu, V, 4.
(12) Apud dom Luc d'Achery : Spieilegium, p. 73 du 2è vol. de l'édit. in-fol.
(13) L'Esprit dans l'Histoire (2- édit.), p. 56.
(14) Histoire générale de France (1639), tome I, p. 58
* Ouvrage publié au XIXè siècle