ESSAI SUR LA CONDITION DES BARBARES ÉTABLIS DANS L'EMPIRE ROMAIN AU IVè SIÈCLE
Chapitre II - Les dedititii
Les Barbares soumis comme les colons ; 1° à la capitation (tribularii)
L’intérêt de l’agriculture n’était pas le seul motif qui poussait le gouvernement romain à augmenter le nombre des colons, à assurer par tous les moyens le recrutement de cette classe de sujets et à y maintenir à perpétuité ceux qui y étaient une fois entrés, soit par la naissance, soit par un contrat spécial et formel comme celui qui réglait l’admission des Barbares, lorsqu’ils avaient fait leur soumission à l’Empire[37]. Outre la redevance annuelle payée par le colon au propriétaire du sol et appelée canon parce qu’elle était fixée par la loi et invariable, il y avait la capitation (tributum capitis), contribution personnelle que l’État percevait sur tous ceux qui n’étaient pas propriétaires et qui par conséquent ne payaient pas l’impôt foncier (terrena jugatio). La capitation formait une des principales ressources du revenu public, surtout depuis que le privilège et l’exemption s’étaient étendus à la classe si nombreuse des fonctionnaires et au peuple de Rome et des villes (plebs urbana)[38]. Le colon était inscrit sur les rôles des impositions (censibus adscriptus) où il figurait à côté des têtes de bétail, des pieds d’arbres, des plants de vigne et d’olivier, dans l’inventaire des biens du maître dressé par les répartiteurs (perœquatores) aussi le trouvons-nous désigné dans plusieurs textes de lois sous le nom d’adscriptitius, de censitus ; ces diverses expressions, au IVe siècle, sont synonymes de colonus, inquilinus, agricola, rusticus. Le maître, en acquittant sa contribution foncière, payait à l’État là capitation pour tous les colons établis sur ses domaines. L’État traitait directement avec lui et seul il était responsable, mais c’était une simple avance, car il avait son recours contre les colons et exigeait de chacun d’eux une somme équivalente à sa taxe personnelle.
Le taux de la capitation variait suivant les besoins et les exigences de l’État ; nous n’en connaissons pas le chiffre exact et nous ne savons point comment elle s’évaluait ; car le passage du seizième livre d’Ammien Marcellin, où il dit que la contribution par tête (pro capitibus singulis), exigée comme tribut (tributi nomine), s’élevait dans les Gaules, sous l’empereur Constance, à vingt-cinq pièces d’or (vicenos quinos aureos), et fut réduite par Julien à sept pièces d’or (septenos tantum), s’applique à l’unité qui servait de base pour l’impôt foncier et qu’on désignait également sous le nom de caput[39]. Les femmes étaient soumises comme les hommes à la capitation ; seulement, ne représentant pas une valeur égale par rapport à la production du sol, elles n’étaient taxées que pour une moitié (bina)[40]. Les mineurs en étaient exempts ainsi que les vieillards à partir d’une certaine limite d’âge ; cette limite, suivant les provinces et les époques, varia de quatorze à vingt-cinq ans pour les enfants et fut fixées à soixante-cinq ans pour les vieillards[41]. C’était un impôt uniforme, égal pour tous et non progressif, comme l’impôt sur le revenu, avec des classes et des catégories, tel qu’il fut établi en France sous Louis XIV. Ceux qui ne pouvaient payer la cotisation entière étaient groupés par deux, par trois, même par quatre, pour une seule cotisation (bina, terna, quaterna), et devenaient solidaires comme pour l’impôt de la conscription. L’État se montrait d’une rigueur extrême envers les retardataires accablés sous le fardeau qui pesait alors sur la population des campagnes. Le tableau que Salvien[42] nous fait de la misère publique dans les Gaules n’est point une œuvre de pure imagination, mais la peinture réelle d’une situation qui empirait tous les jours et finit par devenir intolérable.
En somme, toutes les modifications apportées dans la constitution et le prélèvement de la capitation tendirent à la rendre plus productive ; et les Barbares ne furent appelés si souvent durant le Ier siècle à entrer dans la classe des colons que pour augmenter le nombre des contribuables (tributarii). La fiscalité est un des traits dominants de l’administration impériale ; on la retrouve partout à cette époque avec ses tracasseries, ses vexations les plus mesquines, parfois les plus odieuses. Déjà le fameux édit de Caracalla (211-217), date mémorable dans l’histoire de l’Empire et de l’humanité, avait été, à ne considérer que l’intention du législateur, une mesure fiscale. Le droit de cité, accordé d’un seul coup à tous les habitants de l’Empire qui ne le possédaient point encore, les soumettait à l’impôt du vingtième sur les successions (vicesima hœreditatum), et du centième sur les ventes (centesima rerum venalium) dont ils se trouvaient affranchis, tant qu’ils n’étaient pas citoyens romains[43].
[37] Guizot, t. III, 7e leçon.
[38] Cod. Théod., XIII, tit. 10, l. 2.
[39] Ammien, l. XVI, c. V. — Le nummus aureus avait été remplacé à partir de Constantin par le solidus aureus de moindre valeur et qui représentait environ 13 francs de notre monnaie. Ainsi 25 pièces d’or équivalaient à peu près à 336 francs et 7 pièces d’or, à 92 francs. (Voir Becker et Marquardt, Handbuch der Römischen Alterthümer, III, 2, p. 34.)
[40] Cod. Just., XI, tit. 47, De agricolis, loi 10.
[41] Ulpien, Digeste, De censibus, l. 3. (50, 15). Huschke, ouvrage déjà cité, 4e et 5e partie, passim.
[42] Salvien, De gubernatione Dei, l. V.
[43] Dion, l. LXXVII, c. IX. — Beck. et Marq., III, 2, p. 196. — Mone, Urgeschichte des Badischen Landes, Bd. II, p. 231.