ESSAI SUR LA CONDITION DES BARBARES ÉTABLIS DANS L'EMPIRE ROMAIN AU IVè SIÈCLE
Chapitre II - Les Dedititii
2. Leurs premiers établissements.
Les premiers établissements de Barbares se concentrèrent sur la frontière du Rhin et du Danube, ancienne barrière naturelle qu’on essaya de franchir malgré la défense d’Auguste, mais à laquelle on dut revenir, à partir d’Adrien. Plus tard, vers la fin du IIè siècle de l’ère chrétienne, après cette terrible invasion des Quades et des Marcomans qui passa les Alpes, fondit sur l’Italie comme un torrent dévastateur et menaça Rome elle-même, au moment où la peste décimait ses habitants, les Barbares, domptés par Marc-Aurèle, furent cantonnés non plus seulement sur les frontières, dans la Dacie, la Pannonie, la Mésie ou les deux Germanies, mais dans les plaines de l’Italie, aux portes de Ravenne. En les éloignant ainsi du voisinage et du contact des autres Barbares, on espérait en faire des instruments plus dociles et moins dangereux de la puissance romaine.
Déjà on avait cherché, lorsqu’ils étaient établis dans les provinces les plus rapprochées de la frontière, à élever entre eux et leurs frères de la Germanie un mur de séparation infranchissable. Outre l’obstacle des deux grands fleuves qui formaient la limite septentrionale de l’Empire, il y avait des légions échelonnées de distance en distance sur toute la ligne du Rhin et du Danube, dans des forts et des camps retranchés qui se reliaient l’un à l’autre et ne laissaient aucun passage libre ; des vaisseaux, destinés en même temps au transport des vivres et des troupes, stationnaient comme les légions sur les points les plus importants des deux rives et faisaient une croisière perpétuelle, lusoriœ naves : c’est ainsi que les appelle le Code Théodosien et qu’ils sont désignés par l’historien Ammien Marcellin[9] ; le nom même de la ville de Ratisbonne n’est autre que celui d’une de ces stations navales. Enfin, sur la rive droite du Rhin et au-delà s’étendait jusqu’au Danube une zone de territoire d’inégale largeur, peuplée de colons gallo-romains, les Champs Décumates, ainsi nommés à cause du mode d’arpentage auquel ils avaient été soumis[10]. Tout cet espace, sur une longueur de près de trois cents milles, se trouvait fermé par le grand rempart, Limes transrhenanus, travail gigantesque dont les restes merveilleux font encore aujourd’hui, après plus de quinze siècles, l’admiration et l’étonnement de ceux qui les contemplent, et que la tradition du pays a consacré sous le nom de Mur du Diable[11].
Malgré tant de précautions pour isoler de l’élément romain l’élément purement germanique ou non romanisé, le danger ne cessa point ; il devint au contraire de jour en jour plus imminent. Les Barbares, en quittant leur sol natal, ne renonçaient facilement ni à leurs habitudes, ni à leurs mœurs primitives ; les instincts belliqueux de leur race, cet amour et ce besoin d’indépendance qui faisaient le fond de leur caractère ne tardaient pas à se révéler et les portaient à saisir avec avidité la moindre occasion de révolte. Les essais qu’on fit de les grouper dans la banlieue des villes furent malheureux : il fallut les maintenir à une certaine distance, les disperser dans les campagnes et éviter surtout de les cantonner dans de riches provinces, capables d’exciter leurs convoitises. Ravenne faillit être prise et saccagée par les Marcomans, auxquels Marc-Aurèle avait assigné comme résidence cette partie de l’Italie. On finit même, pour s’assurer de leur fidélité et se prémunir contre les tentatives de rébellion ou de désertion, par les transplanter dans des régions lointaines, à une autre extrémité de l’Empire, où ils devaient oublier plus facilement leur patrie, se façonner plus vite aux lois, à la langue et aux institutions de Rome, Dans les traités conclus avec les différents peuples de la Germanie, les empereurs, en dictant les conditions de la paix, avaient soin de limiter les rapports qui pouvaient exister entre les Romains et les Barbares. Ces rapports s’exerçaient sous la surveillance et avec l’autorisation des préfets impériaux, dans des lieux déterminés, à certaines époques de l’année[12].
Pendant tout le cours du IIIe siècle, il n’y eut presque aucune nation qui ne fournît ainsi à l’Empire son contingent d’hommes pour défricher les terres incultes et combler les vides des armées, car c’était là le double but qu’on se proposait en introduisant les Barbares au sein de la domination romaine. La dépopulation des campagnes datait de l’époque des Gracques et des guerres civiles ; elle n’avait fait que s’accélérer pas suite de la concentration de la propriété dans un petit nombre de mains et de la disparition presque complète des cultivateurs libres remplacés par les esclaves. Pline signalait déjà les latifundia comme une des plaies de l’Empire[13]. Cette plaie qui devait être incurable grandit dans d’effrayantes proportions ; les abus d’une centralisation excessive, le luxe des villes et en particulier de la capitale, qui attirait à elle la meilleure partie des habitants des provinces, les famines, les épidémies, les révolutions militaires, si nombreuses à cette époque, les attaques incessantes des Barbares, furent autant d’éléments de dissolution, auxquels la politique impériale essaya vainement de porter remède en infusant un sang nouveau dans ce vaste corps d’où la vie se retirait tous les jours davantage.
Tantôt ce sont les prisonniers faits sur les Goths par l’empereur Claude qui viennent grossir le nombre des esclaves et des colons de Rome[14] ; tantôt les Francs et les Vandales, vaincus par Aurélien, qui se voient contraints de prêter eux-mêmes le secours de leurs bras et de leurs armes contre les autres Barbares[15] ; tantôt cent mille Bastarnes transplantés d’un seul coup sur la rive droite du Danube et cantonnés dans la Thrace par l’empereur Probus, afin d’y réparer les désastres des invasions[16] ; tantôt les Carpes arrachés par Dioclétien à leurs anciens foyers pour venir peupler et coloniser la Pannonie[17] ; tantôt enfin les Chamaves et les Frisons, condamnés par le césar Constance à renoncer à leur vie errante pour labourer et fertiliser les champs déserts d’Amiens, de Beauvais, de Troyes et de Langres[18].
On ne comptait plus par milliers, mais par centaines de mille, les étrangers ainsi mêlés à la population primitive et indigène des différentes provinces de l’Empire. Seize mille Barbares, choisis parmi l’élite de la jeunesse des populations vaincues, furent incorporés pour la première fois par Probus dans les armées romaines à titre de tirones, et disséminés dans les légions par groupes de cinquante ou soixante, en dehors des nombreuses troupes auxiliaires que fournissaient déjà les Germains[19]. Ce grand capitaine, qui venait par ses récentes victoires de relever le prestige de l’Empire un moment ébranlé, de lui rendre tout ce qui avait été perdu sous les règnes précédents, se flattait d’augmenter par là les forces militaires de Rome, sans qu’on pût s’apercevoir de l’introduction d’un élément étranger. Vaine précaution ! Les événements, plus forts que les hommes, déjouèrent les conseils d’une sage prévoyance et précipitèrent l’Empire dans une voie où il fut désormais impossible de l’arrêter. Probus lui-même ne tarda pas à reconnaître combien de tels sujets et de tels auxiliaires étaient dangereux. Une poignée de Francs, établis sur les bords du Pont-Euxin, à plusieurs centaines de lieues de leur patrie, prirent la résolution de briser les liens de leur captivité et de retourner dans le pays qui les avait vus naître. Ils s’emparèrent d’une flotte qui stationnait dans le voisinage, traversèrent l’Hellespont, longèrent les côtes de l’Asie Mineure et de la Grèce, pillant sur leur passage les villes surprises et sans défense. De là ils firent voile vers les côtes de l’Afrique, abordèrent sur le territoire de Carthage, qui ne dut son salut qu’à des renforts expédiés en toute hâte. La Sicile n’échappa point à leurs pirateries ; ils saccagèrent Syracuse, puis, revenant par la Méditerranée, franchirent le détroit de Gibraltar, côtoyèrent l’Espagne et la Gaule et parvinrent jusqu’aux rivages des Bataves et des Frisons, au milieu de leurs compatriotes étonnés de les revoir[20]. L’audace et le succès de pareilles tentatives semblaient annoncer quels seraient les futurs vainqueurs de Rome.
[9] Code Théodosien, édit. Ritter, VII, tit. 17, l. 1. Paratitlon. — Ammien, l. XVII, c. II. — Ibid., l. XVIII, c. II.
[10] Maximilien de Ring, Mémoire sur les Établissements romains du Rhin et du Danube, Strasbourg, 1852, t. I, p. 166-170.
M. Maximilien de Ring, dans son savant ouvrage sur les établissements romains du Rhin et du Danube, démontre très bien pour quelles raisons il faut renoncer à l’étymologie qui avait prévalu jusqu’ici et qu’on trouve encore reproduite dans la plupart des livres, notamment dans le dictionnaire universel d’histoire et de géographie de Dezobry et Bachelet. Suivant cette étymologie, le mot Decumates viendrait d’une dîme, decima, imposée à tous les habitants du pays, tandis que l’origine véritable de cette dénomination est la mesure dont se servaient les Romains pour arpenter les terrains cédés aux colons, decumanus limes. (De Ring., t. I, p. 166-168.) L’opinion de M. de Ring est confirmée par Mone, dans son histoire des origines du pays de Bade (Urgeschichte des badischen Landes, t. II, p. 229-230.) Le mémoire de Niebuhr sur l’arpentage, Anhang über die römische Eintheilung des Landeigenthums und die Limitation, dans le tome II de son Histoire romaine, fait très bien comprendre ce qu’était le decumanus limes.
[11] Ozanam, Études germaniques, t. III, c. VI, p. 301. — De Ring, t. I, p. 152-166.
[12] Dion, l. LXXI, c. XIX.
[13] Pline, Hist. nat., l. XVIII, c. VII.
[14] Trébellius Pollion, Vit. Claud., c. IX.
[15] Vopiscus, Vit. Aurel., c. VII. — Dexippe, De bellis Scythicis fragmenta, c. II.
[16] Vopiscus, Vita Probus, c. XVIII. — Zosime, l. I, c. LXXI.
[17] Ammien, l. XXVIII, c. I.
[18] Eumène, Panégyrique de Constance, c. IX.
[19] Vopiscus, Vit. Probus, c. XIV.
[20] Zosime, l. I, c. LXXI. — Eumène, Panég. de Const., c. XVIII.