ESSAI SUR LA CONDITION DES BARBARES ÉTABLIS DANS L'EMPIRE ROMAIN AU IVè SIÈCLE
Chapitre II - Les Dedititii
1. Qu’était-ce que les Dedititii ?
Les premiers Barbares établis sur le sol de l’Empire le furent comme vaincus et comme subissant la loi du vainqueur. Après une lutte plus ou moins longue, plus ou moins acharnée, souvent cruelle et sanglante, incapables de prolonger la résistance, cédant devant la force régulière et disciplinée des légions, ils se voyaient obligés de poser les armes, de reconnaître la souveraineté de Rome, et n’échappaient à une ruine complète qu’en se rendant à discrétion, qu’en implorant humblement la clémence de leurs nouveaux maîtres. De là l’expression si énergique, si caractéristique du latin par laquelle ils sont désignés : Dedititii, c’est-à-dire qui se donne, qui se livre soi-même[1]. On ne pouvait attendre d’une telle situation que des rapports d’étroite dépendance, voisins de ceux qui existaient dans l’antiquité entre le maître et l’esclave. On leur laissait la vie qu’on aurait eu le droit de leur ôter, parce qu’on jugeait plus utile, plus conforme aux intérêts de l’Empire de les employer à son service ; on leur abandonnait des terres incultes ou désertes dont l’État ne tirait aucun profit, en échange de celles qui leur étaient confisquées[2]. Ils vivaient du produit de ces terres dont ils n’avaient que la jouissance, et une jouissance précaire[3], car il était toujours loisible à l’État, seul et véritable propriétaire[4], de retirer la concession qui leur en avait été faite ; cette concession, pure et gratuite faveur, n’était point comme un contrat qui lie également les deux parties[5] ; elle ne constituait aucun droit dont celui qui en était l’objet pût se prévaloir. L’État ne se contentait pis de maintenir l’intégrité de ses droits sur les territoires ainsi abandonnés ; il exigeait encore des concessionnaires, sous forme d’impôts ou de tributs, des redevances annuelles, payées soit en nature, soit en argent, proportionnellement au revenu de la terre[6].
Toutes les conditions imposées aux peuples déjà soumis par la république et dont les pays avaient été réduits, après la conquête, en provinces romaines, pesaient sur les Barbares devenus à leur tour sujets de l’Empire au même titre que les provinciales et les peregrini, conformément au droit de gens (jus gentium) tel que le concevaient les anciens.
Fidèles à la politique traditionnelle du sénat, les empereurs cherchèrent de bonne heure à s’assimiler ce nouvel élément de domination. Dès le règne d’Auguste, après les victoires de Drusus et de Tibère, les Ubiens, les Cattes, les Sicambres, les Chérusques, les Cauces (Cauchi), et une partie des Suèves, peuples voisins du Rhin, mais qui habitaient au delà, furent transplantés, au nombre de plus de cent mille, sur la rive gauche du fleuve, au milieu même des colonies romaines, dans les Gaules, où on leur assigna des terres à cultiver[7].
Velleius Paterculus, témoin et acteur dans cette guerre où il servait sous les ordres de Tibère, nous représente l’élite d’une jeunesse innombrable venant, sous la conduite de ses chefs, déposer les armes et tomber aux pieds du général romain assis sur son tribunal, entouré d’un brillant état-major[8]. L’exemple une fois donné fut imité par la plupart des successeurs d’Auguste, après les victoires remportées par eux ou par leurs lieutenants sur les différents peuples de la grande Germanie. Nous trouvons à chaque page des historiens, des biographes, des panégyristes, la mention de quelque nouvelle peuplade vaincue et reçue sur le territoire romain (receptœ nationes). Les conditions de l’établissement varient suivant les époques et les circonstances, mais le principe ne change pas ; le but reste invariablement le même ; il est facile de reconnaître partout l’application d’un même système de politique.
[1] En grec ύπήκοοι, Dion Cassius, l. LVI, c. XXXIII. — Du Cange, Glossarium mediœ et infimœ grœcitatis. — Ibid., Glossarium mediœ et infimœ latinitatis, au mot Dedititii.
[2] Du Cange. Concessa nudata cultoribus loca Dedititiis qui ea colerent.
[3] Possessio precaria.
[4] Dominium quiritarium.
[5] Fœdus iniquum.
[6] Tributarii.
[7] Dion, l. LV, c. XXXIII, XXXIV. — Eutrope, l. VII, c. IX. — Suétone, Auguste, c. XXI. — Ibid., Tibère, c. IX.
[8] Velleius Paterculus, l. II, c. CVI.